(Extrait de
l’introduction à la thèse de doctorat d’État
de Charles Bonn, Bordeaux-3, 1982 [1])
Le roman, dit Marthe Robert dans L'Ancien et le Nouveau, est un éternel recommenceur de mythes [2]. Or, dans la constitution éminemment historique d'une identité comme d'un langage nationaux, le mythe est producteur de sens. Grâce à sa productivité mythique, le roman se dégage des limitations de la fonction de miroir, à laquelle le réduisait le réalisme, pour créer une vision collective du monde. Et dans cette vision collective l’espace est bien entendu une dimension capitale : non seulement un thème, un décor désigné ou décrit, mais un élément essentiel du fonctionnement même de l’écriture.
L'identité produite par le récit mythique comme par le récit romanesque se réfère cependant à un espace. La nation, c'est d'abord un pays. La production mythique d'un langage de la nation, par exemple dans le creux de l'absence du langage-Nedjma, est aussi production ambiguë d'un "polygone" étoilé aux sens multiples, certes, mais parmi lesquels et en rapport ambigu avec lesquels le pays figure en bonne place. Le sens produit-inventé dans le récit mythique est d'abord un espace. Non seulement l'espace emblématique et métaphorique cher au discours idéologique, mais l'épaisseur opaque d'un espace bien réel.
Toute fiction, d'ailleurs, note Michel Butor, produit un espace, en ce qu'elle s'inscrit en notre imaginaire comme un voyage [3]. Mais il faut aller beaucoup plus loin. La production du sens par un récit me semble nécessairement spatiale et mythique - les deux notions m'apparaissent ici inséparables - en ce qu'elle passe par la double matérialité du réel et du mythe, par opposition à la production du sens par le discours, qui suppose la transparence du signifiant. Le sens d'un récit est toujours indirect, là où le discours le dit sans ambages. Mais dans le discours le sens est lié à l'énonciation, au sujet qui le profère, et peut à la limite se passer de récepteur, de destinataire, de lecteur. Le récit ne prend un sens que dans l'acte de le lire, c'est-à-dire dans la distance spatiale entre son lecteur et lui. Distance spatiale productrice en elle-même, en ce qu'elle permet l'ambiguïté et la multiplication du sens par la lecture. Le récit ne contient pas en lui-même le sens (la phrase même, dans le récit, qui prétendrait lui conférer un sens serait déjà du discours, c'est-à-dire une lecture de ce récit, un métalangage sur ce récit). Il l'acquiert par sa séparation spatiale d'avec son lecteur.
Aussi le récit ne se contente-t-il pas de produire des valeurs à partir desquelles l'idéologie décrira l'espace de la nation, par exemple. Il ne produit pas l'espace par le truchement d'un sens : il produit l'espace par sa propre spatialité. Ce que j'ai appelé le syntagme du récit, en l'opposant aux paradigmes dont se saisit le discours en quête du sens, brisant du même coup la signification de leur interrelation, est à proprement parler l'espace de ce récit. Cette spatialité syntagmatique est la condition nécessaire de la multiplication des ambiguïtés signifiantes que j'ai opposées au monologisme du discours. Elle est aussi le mode même de signifiance d'une productivité mythique. En effet, point ici de linéarité univoque, on l'a vu, mais polyphonie d'un sens multiple produit par l'écho, et non la déduction logique et transparente, de récits entre eux, dans la matérialité opaque et sonore de leur signifiant. Ainsi, la structure de l'espace du texte devient-elle ce que Lotman appelle "le langage de la modélisation spatiale", c'est-à-dire, à proprement parler, l'aspect "mythologique" de la narration, qu'il oppose à ce qu'il appelle son aspect "fabuleux", c'est-à-dire la reproduction d'un épisode de la réalité ou d'un morceau du réel. C'est par sa propre épaisseur textuelle que le texte "mythologique" modèle tout l'univers, là où le texte "fabuleux", toujours selon Lotman, tend à la destruction du cadre qu'est l'espace du texte, à son escamotage, à sa transparence qui ne s'interpose plus entre le réel (quel réel ?) et nous [4]. Transparence dont on a cependant montré la convention dans la fausse non-historicité du récit réaliste face à l'historicité de son objet.
Productivité mythique du récit et spatialité me semblent donc constituer, dans leur association ambiguë, le contrepoint carnavalesque le plus efficace à la transparence monologique de tout discours idéologique, à la tyrannie du sens, qui menaçaient le réalisme déjà anachronique du roman algérien de langue française dans les années de son surgissement. Mais de plus, elles vont me permettre de remettre en question la description anthropologique binaire de l'espace maghrébin dont ma première description de la spatialité du TEXTE de la littérature algérienne de langue française (c'est-à-dire du texte mythique que formerait l'assemblage de l'ensemble de ses textes particuliers, et dont j'ai déjà récusé ici le métalangage) n'avait pas su se démarquer correctement. Si la notion de "structures profondes", proche des concepts de Jung ou de Jean-Pierre Richard, à laquelle je faisais appel, n'avait qu'un rapport lointain avec l'anthropologie, elle n'en privilégiait pas moins le signifié que me livraient les textes, au détriment d'une spatialisation du signifiant qui me semble à présent la seule manière - dans un contexte où la description de l'espace a plus qu'ailleurs valeur historique - d'en dégager l'historicité.
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L'intérêt de la notion de "structures profondes" que je développais dans ma première thèse [5] dans la comparaison entreprise entre discours romanesque et discours idéologique, est que l'une et l'autre peuvent se situer, mais différemment, par rapport à elles. L'une des spécificités de l'écriture littéraire est peut-être justement d'être à l'écoute de ces structures profondes, que le discours idéologique, souvent plus proche de modèles de lecture, cherche à ignorer, tout en en étant peut-être davantage tributaire. J'ai pu ainsi esquisser quelques traits bien approximatifs et incomplets d'une sorte d'espace intérieur pour quelques oeuvres particulièrement représentatives de l'évolution historique du roman maghrébin.
Et tout d'abord l'opposition entre ce que j'appellerai d'une part l'espace maternel, et d'autre part l'espace-temps de la Cité. La Cité, c'est la ville, certes, mais c'est aussi toute une civilisation technicienne d'aujourd'hui qui tend à faire perdre à l'homme la conscience de ses -racines, et l'installe dans cette situation d'irrégularité et de malaise qu'ont analysée les sociologues [6].
Cette opposition, dont on reproche à l'anthropologie d'avoir accentué le dualisme dans le sens déjà souligné d'un déni d'historicité aux langages de l'espace traditionnel, à la fois proche et différent de ce que j'ai appelé l'espace maternel, est évident, tant dans ce que révèlent les textes que dans le discours social. Mais il est vrai que le discours social ne lui fait pas aussi schématiquement que l'anthropologie coloniale décrite par Lucas et Vatin [7] réserver l'historicité à l'un de ces deux termes.
Certes, la Cité (la ville opposée à la campagne, mais surtout cette "Cité mondiale", opposée à la "campagne du Tiers-Monde" dont parle Berque dans L'Orient second [8]) est l'espace même d'un désir de modernité bien plus considérable dans les pays du Tiers-Monde qu'en Europe, et dont il faudra reparler pour cerner davantage ce que j'appelle "soif d'idéologie", autre dimension éminemment historique de cet espace [9]. Mais la "Terre", par l'intermédiaire des valorisations bachelardiennes de laquelle on associe trop facilement dans une a-historicité commode espace maternel-terre-campagne-tradition, n'en est pas pour autant refuge contre l'Histoire. Elle est au contraire le lieu de la légitimité historique, en ce qu'elle confère l'identité, d'une part, et qu'elle est le lieu même où l'Histoire de l'Algérie nouvelle s'est faite, s'est créée, dans les djebels. On verra combien le discours citadin de l'idéologie ne peut se passer, pour être crédible dans le discours social, d'une légitimité qu'il ne trouve que dans cette inscription historique hors de la ville, et comment c'est précisément cette inscription dans le réel que lui contestent bien des romans. Il y a donc pour le moins ambiguïté dans le rapport entre la "Terre", ou encore "l'espace maternel", et l'Histoire. Quoi qu'il en soit, il n'y a pas, bien au contraire, exclusion de l'un par l'autre, même si l'espace maternel est souvent le lieu d'une permanence qui préexiste et qui survivra à l'Histoire.
Présenté souvent un peu vite comme une régression, le refus intégriste lui-même d'un devenir à l'occidentale est encore une manière de se situer avant tout par rapport à l'Histoire. La fonction de l'Histoire n'est-elle pas en grande partie de conférer une identité ? Y a-t-il une identité sans Histoire qui la fonde, ou sur laquelle elle se fonde ? La revendication d'une identité non définie par l'Autre est avant tout acte historique, reprise en main du récit même de l'Histoire. C'est dans ce sens qu'il faut lire l'opposition devenue canonique entre "authenticité" et "modernisme", où le modernisme n'est absolument pas seul à être historique. L'Histoire concerne l'un comme l'autre, et d'abord dans le lieu même de leur rencontre et de leur articulation véritable : le discours social, avant celui des clercs.
Entre la Cité du temps historique linéaire, et l'espace maternel dont la clôture serait dessinée par un temps cyclique fort bien décrit par Duvignaud dans Chebika [10], ou sur un autre plan par Mammeri dans La colline oubliée, quel espace dessine le temps propre à l'Islam ? L'univers musulman est-il aussi clos, "collant" au cosmique et à la terre, que certains veulent bien le dire, pour qui l'Islam n'avait pas connu la fitna (le malaise, la révolution, la faille l'incision bouleversante d'un temps historique dans la continuité cyclique de la tradition) avant l'intrusion de l'Europe en terre arabe ? L'Islam n'a-t-il pas été de tout temps, au contraire, l'une des religions les plus ouvertes aux cultures différentes et à leur Histoire, dans ce prodigieux système de réemploi que Jacques Berque encore a décrit à la mosquée de Kairouan [11] ? Et qu'est-ce que la nahda, sinon une réappropriation de l'Histoire dont la fitna, pour l'Islam, n'avait pas été la découverte, mais au contraire la spoliation ?
C'est, me semble-t-il, dans la mesure où il échappe en partie à l'Islam, que l'univers traditionnel échappe partiellement à l'Histoire. Ou dessine, plutôt, une autre Histoire, qui cependant ne se conçoit qu'en rapport avec celle de la Cité. L'Islam, dans l'univers traditionnel, est une superstructure. L'anthropologie du Maghreb l'a montré surtout en pays berbère, et la nouvelle architecture algérienne se charge de le rappeler : que l'on voie par exemple la rupture qu'introduisent dans les paysages villageois des Aurès, où précisément a commencé l'Histoire révolutionnaire de l'Algérie indépendante, ces récentes mosquées aux lignes dures et au béton éblouissant. Superstructure, l'Islam a porté avec lui un calendrier, c'est-à-dire une perception nouvelle du temps, c'est-à-dire une Histoire.
Inversement, est-il besoin de rappeler le formidable levier qu'a constitué l'Islam dans la guerre d'indépendance ? L'ambiguïté majeure de toutes les révolutions arabes, on l'a assez montré, a toujours été cette alliance, que beaucoup jugent contre-nature, entre Islam et Socialisme. Combien y a-t-il, dans les pays arabes, de "socialismes islamiques" ? Et il est vrai que l'Islam, une fois les indépendances acquises, est souvent le prétexte à un repli sur soi, à un conservatisme frileux, quand il n'est pas agressif. On n'a pas fini de découvrir "l'éternelle nouveauté de vivre par milliers confondus, sans grande science, et forts d'un royaume hypothétique" que fustige Kateb Yacine dans Le polygone étoilé. Mais si pour Kateb et bien des militants progressistes la mosquée, avant la Révolution, était ce "garage de la mort lente" où l'on oubliait l'humiliation coloniale, les "moudjahiddine" étaient également soutenus et galvanisés par la formule de Ben Badis : "mon pays, ma langue, ma religion". On peut critiquer les limitations, morales ou politiques, que l'Islam impose, comme toute religion normative. On ne peut nier cependant que c'est grâce à lui que bien des pays musulmans ont en partie repris leur Histoire en mains [12].
Car "Espace maternel" (ou "Terre"), et "Cité" sont des représentations, et non des faits qui préexisteraient en tant que tels, c'est-à-dire avec leur sens propre, à tout langage. Le dualisme existe, dans les représentations du discours social, mais on vient de voir comme l'Islam, déjà, le fait vaciller. Abdallah Laroui montre bien que le traditionalisme n'est immobilisme, homogénéité a-historique, que dans une compréhension sociologique extérieure, négative, résiduelle, qui nie l'aspect volontaire, idéologique (et donc historique) en quoi il voit au contraire l'essentiel de ce phénomène : "Dès qu'on se met dans une perspective dynamique, tradition et innovation, traditionalisme et progressisme sont tous les deux le fait d'une élite, presque toujours urbaine, qui agit dans un sens ou dans l'autre selon la situation où elle se trouve" [13].
Les structures traditionnelles sont tellement bien des représentations historiques que Jeanne Favret a pu montrer l'utilisation par les paysans de l'Aurès et de la Kabylie de leurs structures traditionnelles comme d'un langage, d'un recours, lors des insurrections du lendemain de l'Indépendance. Recours dans lequel elle voit moins une réactivation des structures traditionnelles par particularisme ethnique ou culturel, qu'un "traditionalisme par excès de modernité", c'est-à-dire une utilisation dans le syntagme de la modernité, du seul paradigme signifiant dont disposaient ces minorités [14]. C'est là en tout cas une illustration éclatante, en plus, de ce que je disais plus haut de la spatialité de la production mythique de l'Histoire. On voit que ce n'est pas "jouer le particularisme" que de souligner combien le débat culturel mouvementé dont l'Algérie est à nouveau le théâtre depuis 1979, particulièrement à Tizi Ouzou, confirme cette intuition.
Si l'on reprend mon opposition "Espace maternel"-"Cité" l'on peut dire que l'ethnologue décrit toujours depuis la Cité et pour la Cité, même s'il est issu en partie de l'espace de la Terre qu'il a vocation de décrire. La description ethnographique est phénomène d'écriture, si près qu'elle veuille se situer de l'oralité de l'Espace maternel. On a déjà vu qu'elle est mise en écriture sur la scène de l'Histoire, d'une oralité qu'elle pose comme a-historique et dont elle montre bien souvent la mort, du fait de l'intrusion de l'Histoire. Elle nie à l'oralité la maîtrise du temps historique, et même l'inscription de ce temps, dont la rencontre ne peut que lui être fatale, si l'on en croit le discours ethnographique. C'est pourquoi on a vu la montagne kabyle, chez Feraoun, idéaliser à son tour le temps que l'émigré a passé ailleurs. Pour Amer, dans La terre et le sang, à peine de retour après vingt ans d"'oubli", "sa longue absence n'a d'ores et déjà plus d'autre signification que celle d'une parenthèse gigantesque, impuissante à changer le sens général d'une phrase" [15]. Quant à La colline oubliée, de Mammeri, j'y ai souligné à la fois la célébration de la répétition collective indéfinie des mêmes rites, garants de la continuité du groupe, et la mélopée funèbre des mères blessées ou la mort de Mokrane lorsque l'Histoire envahit brutalement cet espace clos [16].
Quelle que soit la grandeur de certains de ces textes, dont j'avais décrit ce que j'appelais le "chant d'immobilité", il me semble qu'on ne peut plus les considérer de manière aussi schématique comme ignorant l'Histoire. Certes, la terre n'y a de sens qu'intégrée à un espace-temps : celui, le plus souvent, de l'enfance où règne la mère souveraine des valeurs de l'ombre, ou du moins de ce qu'on cache aux autres. Cet espace secret est chant d'immobilité, hors de la blessure du temps de l'Histoire chez Farès ou chez Mammeri, flamme cachée, mer des origines chez Dib ou Jean Amrouche, grotte profonde de l'inceste et de la mort chez Kateb. Mais l'obsession même de cette permanence secrète, qui fait souvent la poésie de ces textes, n'est concevable qu'à partir de la blessure même de l'Histoire. La nécessité de retrouver le chant d'origine, chez Amrouche, ou plus simplement un "lieu où vivre" chez Farès, ne se dit qu'à partir du lieu même de déchirement, que depuis le fil aigu de cette lame de rasoir où danse l'oiseau dans la chanson de tante Aloula : n'est-il pas significatif justement, dans Yahia, pas de chance, que ce soit cette vieille femme dans sa cuisine qui, par son "chant d'immobilité" même, apprenne à l'enfant à entrer dans le lieu de la guerre, à franchir le "Pas de la Chance", celui d'où tout retour en arrière est interdit ? Dualisme, certes, mais non plus dans les termes où l e posait l'anthropologie. L'univers traditionnel n'ignore point l'Histoire : il est au contraire producteur de valeurs qui ne prennent leur sens que dans et par la sommation de la modernité.
C'est pourquoi il m'avait semblé nécessaire d'opposer tradition et modernité, telles qu'elles se lisent dans tous les discours en présence, y compris le discours social et l'écriture romanesque, non plus comme des systèmes de valeurs, ce que fait toute idéologie aussi bien progressiste que coloniale, mais comme des espaces symboliques, sur lesquels viennent se greffer, non seulement des concepts, mais des images et des sensations. Ces espaces ("Espace maternel" et "Cité") peuvent ainsi servir de médiateurs à tous les discours en présence. Et ils manifestent en même temps, dans l'instant de leur médiation, l'inscription historique de tous ces discours, c'est-à-dire de tous ces systèmes de représentation, essentiellement mouvants malgré leur prétention à la pérennité. Qu'importe alors que la rencontre de Lakhdar et de l'horloge de la gare de Bône, dans Nedjma, soit celle de "vécus" différents et apparemment contradictoires du temps : c'est la rencontre même, et la formulation, précisément, de cette différence, qui est historique. Et elle n'est possible que par la médiation de représentations d'espaces.
Espace maternel et Cité coïncident parfois (souvent) avec les lieux différents que sont la campagne et la ville, mais on peut fort bien trouver les valeurs de la Cité à la campagne (les différentes modernisations de l'exploitation agricole, réformes agraires ou révolutions agraires les y installent à grands pas), et les sombres retraites de l'espace maternel à la ville, même s'il ne s'agit pas de la mère ou de la ville natale. Lâbane, dans Dieu en barbarie ou Le Maître de chasse, recherche l'obscurité rassurante de la vieille ville pour se protéger des regards qui l'assaillent, alors même qu'il n'est pas né dans cette vieille ville. L'opposition entre ces deux espaces repose donc sur une double opposition au niveau, d'une part de la perception da temps, d'autre part de celle de l'ombre et de la lumière, de l'opacité et de la transparence.
L'espace irréel et ouvert de la ville où l'on rêve, ébloui, de posséder l'Étrangère, cet espace où Rachid rencontre, dans Nedjma, la somptueuse sultane de ses rêves, "chimère semblant personnifier la ville d'enfant", et l'espace concret au contraire et clos, lieu de la rêverie élémentaire où règne la mère, où le chant de tante Aloula au fond de sa cuisine est pétrification et délivrance à la fois pour Yahia, sont tous deux immobiles, l'un dans sa transparence illuminée et trompeuse, l'autre dans sa solide opacité rassurante. Mais il ne faut pas entendre cette immobilité comme ignorant l'Histoire : ils sont les lieux où l'Histoire vient se faire, par la médiation desquels, on vient de le voir, elle se dit.
On peut encore parler d'espace en ce qui concerne la troisième direction de ces structures profondes : celle de la quête du père, prolongement de la quête de l'identité et du nom. Peut-être vaudrait-il mieux cependant utiliser le terme de mouvement, ou celui de tension, ou mieux encore celui de désir. La quête désirante du père et de l'identité, à laquelle contribue l'énonciation romanesque, est spatialité. dans le mouvement quêteur du héros comme dans celui du texte. Mouvement, tension, désir, qui sont ceux également de cette "danse" de Khatibi devant l'Occident dont il a déjà été question. Cette notion de tension, de désir (possession et meurtre à la fois), me semble capitale pour dépasser la notion trop superficielle (parce que simplement descriptive et statique) d '"acculturation". C'est ici que la recherche des structures profondes nous mène le plus près de ce que révèlerait l'approche psychanalytique : le "roman familial", au sens freudien du terme, et tel qu'il a été repris par Marthe Robert pour expliquer justement la genèse du roman [17]. Si le père, recherché-détesté, est bien souvent présent-absent dans les romans maghrébins (pas seulement dans les romans maghrébins), s'il est cette béance en laquelle vient s'abîmer la trajectoire de bien des narrateurs-écrivains, l'Occident tient parfois de manière explicite (Khatibi), parfois de manière voilée ou inconsciente (Boudjedra, Farès), la même place, remplit le même rôle de violence qui fascine, de meurtre désiré, de béance mortelle.
C'est pourquoi le terme d'acculturation, dont j'ai dé-jà montré qu'il était bien souvent une facilité dans un dis-cours complaisant d'intellectuels, me semble à la fois limité et commode. En réduisant cette tension désirante, ce mouvement donc (violemment linéaire et vectoriel chez Farès, circulaire chez Chraïbi ou Malek Haddad) à un phénomène statique, descriptible, objectif, il permet au critique ou au sociologue étranger de ne pas s'impliquer dans sa description, à l'écrivain ou au sociologue maghrébin de masquer d'autres problèmes derrière ce paravent reconnu, et au discours de l'institution (universitaire ou idéologique) de continuer à esquiver le réel. Il maintient la fiction d'une parole objective, extérieure à ce qu'elle décrit. La spatialisation désirante du concept permet au contraire de tenir compte de l'implication inévitable dans sa description de celui qui décrit. De récuser la trop facile dichotomie sujet-objet dans une description où le sujet de l'énonciation peut soudain devenir objet lui-même, et inversement. Situation de fait de toute littérature interculturelle, et qui ne peut se comprendre que dans et par une spatialisation de notre langage.
De plus, cette tension dans le rapport, tant avec le père qu'avec l'Occident, est bien ce qui inscrit le plus précisément le dualisme spatial évoqué plus haut dans la modernité historique. Ne rejoint-on pas ici Fanon et sa description de l'inconscient, individuel ou collectif, du colonisé en période de révolution ("Le regard que le colonisé jette sur l'espace de l'Autre est un regard de luxure, un regard d'envie : rêves de possession. Tous les modes de possession ; s'asseoir à la table du colon, coucher dans le lit du colon, avec sa femme si possible" [18]. Le désir évoqué ici est un langage historique, qui surgit de la rencontre historique de deux espaces, ou plutôt de la sommation de leur dualisme apparemment statique par l'Histoire.
Pour en revenir au père, c'est de sa poursuite qu'il s'agit dans La Répudiation, de Boudjedra, de même qu'il s'agira de la poursuite de la reconnaissance par l'Occident-père, non tant par le malheureux héros de Topographie idéale pour une agression caractérisée (1975), que par son créateur à travers sa tentative d'écriture, dont j'ai montré l'ambiguïté. Rachid et son frère, dans La Répudiation, cherchent le père pour le tuer. Et le lieu du père devient celui d'une fuite, transformant pour un court instant les deux espaces précédemment décrits. Dans tous les espaces que le père possède momentanément, car il est surtout absence, son regard sera celui de la défaite, de l'humiliation, et finalement de l'impuissance des fils, comme lors de ce terrible repas que décrit Boumahdi dans Le village des asphodèles, ou dans les tête-à-tête honteux de Qui se souvient de la mer, de Dib, ou encore dans ce colossal affrontement au-delà de la mort du héros de Succession ouverte, de Chraïbi, au Maroc, avec le "Seigneur", son père. Et toute l'histoire de Nedjma n'est-elle pas, dès 1956, celle d'une quête éperdue des pères, mais aussi d'une prise de possession des fils par les âmes d'ancêtres et les ombres ?
De nos jours, les pères sont revenus, et ils ont remplacé la ville des Autres que les fils voulaient détruire par une ville bâtarde à son image. Les fils rêveront donc à la destruction, toujours différée, de cette ville-fausse couche, selon l'expression de Bourboune. Mais en fait, c'est bien à un transfert d'espace que l'on assiste, ne serait-ce que par la production de l'espace du texte romanesque en langue autre, où la mère devient un otage. Bien plus, elle est la suppliciée de cette mise en scène tragique. C'est d'elle que l'auteur de La Répudiation organise le sacrifice, et c'est la folie de la tante aux multiples visages, mère cosmique, qui donne une part de leur violence aux romans de Farès. Le sacrifice propitiatoire de la mère, chez Boudjedra et Boumahdi, est le véritable suicide des fils. Il est le drame le plus poignant d'une société en mutation comme de l'écriture romanesque qu'elle produit. Il est aussi la mort de l'espace de cette quête désirante éminemment historique, par l'historicité même de cette projection d'espace langagier peut-être illusoire ?
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Ces structures profondes de l'imaginaire, telles qu'elles ont été esquissées ici, convergent donc dans une appréhension complexe de l'espace, dont l'ambiguïté même est signifiante. Appréhension traditionnelle toujours présente, toujours violemment vivante, où la mère silencieuse est un point fixe infaillible quoique suppliciée. Appréhension nouvelle qu'apporte la béance de la ville laissée vide par le colon, opposée le plus souvent à la campagne ou au grand Erg en Algérie, opposée à la ville-mémoire au Maroc, mais béance qui est celle aussi du pouvoir, La ville nouvelle, la "ville à venir" ou celle des "nouvelles constructions", est ce lieu meurtrier et inexistant à la fois où se jouent pourtant les signes d'une prise de pouvoir essentiellement langagière. Et comme les discours idéologiques dont ce pouvoir est le but, l'enjeu, l'écriture romanesque est elle aussi issue de la ville; elle est d'essence citadine.
Car la ville est le champ clos de tous les affrontements de discours. Elle est cet espace qui donne vie au genre romanesque et qui l'interpelle en même temps. Elle est le lieu du lecteur et du critique, comme de l'écrivain. Elle est la mère aussi de l'idéologue comme du législateur. Elle est le lieu de l'écrit, qui participe de son essence comme de sa nature essentiellement symbolique. La ville comme 1'écriture sont tout entiers symboles. L'une et l'autre renvoient à autre chose, désignent un réel qui est ailleurs, mais qu'on peut lire à travers la transparence de leurs signes, ou créer dans l'opacité spatialisée de tel syntagme narratif. Toutes deux sont absence de l'objet désigné et distance du lecteur dont l'acte seul les rend signifiantes, même si toutes deux cherchent à donner une opacité à leur corps, pour le faire exister par lui-même.
Cette opacité pour l'une et l'autre est en situation perpétuelle de perte ; la ville livrée au technocrate perd les derniers refuges de sa mémoire, et l'obscurcissement, les techniques de brouillage auxquelles l'écriture romanesque se livre sur son propre corps ne sont qu'invites supplémentaires à la lecture-consommation, aux déchiffrements multiples qui la font exister, qui lui donnent son fonctionnement, sans lesquels elle serait, au sens propre du terme, lettre morte. L'oralité, au contraire, est cette opacité que l'écrit s'évertue à désigner. Et ce n'est pas l'un des moindres points communs entre la ville et les différents discours qu'elle porte, que cet écart entre leur commune transparente irréalité, et l'opacité du réel, scandale permanent pour l'idéologue au même titre que l'oralité, et dont aucun discours citadin ne saurait peut-être véritablement rendre compte.
L'espace me semble donc une notion essentielle pour tenter une appréhension globale du roman maghrébin de langue française dans son fonctionnement. Sa division bien plus tranchée - encore que complexe - au Maghreb qu'en Europe au niveau des structures profondes de l'imaginaire, conditionne en grande partie tous les autres niveaux de ce fonctionnement, et en particulier ce que j'ai appelé d'abord les "conditions extérieures" de la production romanesque en langue française en Algérie. Et dans cet espace, la ville est un enjeu majeur. Finalement, l'entreprise du critique étranger n'est sans doute pas plus ambiguë que celle de tous les discours qui participent de la transparence meurtrière de cette ville, parmi lesquels le discours romanesque n'est pas le moindre "faiseur de signes hagards".
Il convient à présent de préciser quelque peu ce qui a été jusqu'ici présenté comme une évidence, à savoir l'inscription historique de la spatialité. Spatialité non plus du signifié dont on vient de parler longuement, mais de la forme littéraire elle-même. Et d'abord le concept de spatialité de la forme, qui peut surprendre une histoire littéraire davantage accoutumée à considérer l'écriture sous l'angle de la durée, l'espace étant réservé au référent comme au signifié du texte, et bien sûr à leurs relations avec le texte et son inscription historique dans un "contexte" dont la spatialité sera considérée le plus souvent comme trop évidente pour prêter à description. Soulignons cependant que la spatialité de la forme n'est plus une découverte, puisque Proust déjà comparait lui-même son oeuvre à une cathédrale, réclamant du lecteur une perception simultanée de son unité spatiale totale, et reprochait à Sainte-Beuve de ne voir la littérature que "sous là catégorie du Temps". Que ce n'est pas un hasard non plus si Georges Poulet, dont Les Métamorphoses du cercle sont par ailleurs bien connues, s'est penché sur l'espace proustien, et si Michel Butor, quoique manière bien descriptive et mondaine, consacre une partie de ses Répertoire(s) aux relations du roman et de l'espace [19].
Il n'en reste pas moins que l'espace romanesque est encore le plus souvent envisagé essentiellement sous l'angle du signifié. Certes, la recherche sur la spatialité du signifiant peut difficilement précéder l'intention de l'écrivain. C'est pourquoi une des études les plus récentes sur l'espace romanesque au XVIIIème siècle précise :
"On entendra par ‘espace’, dans ce contexte, celui où se déroule l'intrigue. Chez Marinetti et Apollinaire, par exemple, il s'agit de toute autre chose : cette fois, on tire partie des ressources de la typographie, des blancs, des colonnes, des marges, bref de la page et du volume considérés comme objet" [20].
La spatialité de l'écriture, pour moi, ne réside pas, cependant, dans la matérialité de son support, c'est-à-dire du "livre comme objet", pour reprendre l'expression de Butor. L'objet ne m'intéresse pas en lui-même, en ce qu'il ne prend sens spatial pour moi, ne devient spatialité signifiante, que dans la lecture. L'espace signifiant est mouvement. Il est tendu de désir. La spatialisation de la matérialité du texte par les Calligrammes, comme telles "recherches" de peintres contemporains nous livrant l'objet utilitaire, par exemple, dans sa matérialité lui aussi, ne me semblent intéressantes que dans un contexte spatial de lecture, de réception productrice qui leur donne sens. Sinon, il ne s'agit là encore que de "lettre morte".
A la suite de Matoré [21], Weisgerber décrit ce qu'il appelle un "alphabet binaire de l'espace romanesque", c'est-à-dire un ensemble de couples antithétiques de termes spatiaux ou "polarités" : proche/lointain, haut/bas, petit/ grand, fini/infini, cercle/droite, etc.."Polarités" au sein desquelles il dégage de façon intéressante une ambiguïté entre la relation d'opposition originale et sa transformation éventuelle dans le texte en complémentarité, identité, symétrie, synthèse ou inclusion. Et, de même, il souligne l'importance de la métaphore spatiale dans notre langage. Toutes ces observations intéressantes le sont cependant essentiellement dans une considération du langage en général, qui est en grande partie le propos de Matoré. Elles ne nous disent pas la spécificité spatiale de l'écriture littéraire dans son fonctionnement.
On s'en approche lorsqu'il montre que l'espace du roman est un ensemble de relations dont le texte apparaît comme la projection, la production, rétablissant ainsi une primauté du signifiant. Mais ces relations, qu'elles soient entre les objets, entre les objets et le personnage, ou entre objets, personnages et narrateur, intra- ou extradiégétique, n'en restent pas moins intérieures à la diégèse du roman, qui est toujours considéré du "point de vue" (la notion de point de vue chère à James est ici reprise avec profit dans cette optique) de l'observateur-narrateur ou de l'observateur-protagoniste. Les phénomènes de résonance d'un élément de l'espace du texte avec l'autre, qui ne peuvent être perçus que par le biais d'une description de la lecture, tout comme la spatialité de cette lecture même, ne sont nullement abordés. Le texte reste considéré dans sa seule fonction dénotative, laquelle suppose, qu’on le veuille ou non, sa relative transparence. Les phénomènes de langage signalés plus haut ne peuvent pas, à mon sens, être considérés comme des phénomènes d'écriture, au sens de littérarité, puisqu'ils se retrouvent en dehors du texte littéraire.
La spatialité de l'écriture telle que je la conçois suppose que soit considéré l'ensemble du phénomène de l'énonciation littéraire, c'est-à-dire qu'y soit inclus le lecteur implicite vers lequel le texte est dirigé, comme la mémoire qu'il a, en lisant tel passage de l’œuvre, des passages qu'il a déjà lus. Mémoire seule susceptible de faire résonner la cathédrale. L'horizon d'attente et l'écart, dont la formulation ne s'inscrit pas innocemment dans la spatialité du langage de communication courante, en ce que le dialogue qu'ils supposent est spatial, seront évidemment des termes privilégiés de cette spatialité de l'énonciation par laquelle je tente de saisir la rencontre de différents langages ici convoqués. Est spatial en effet le mouvement même de l'écart désirant dans lequel s'inscrit l'écriture en sa relation à tous les autres textes ou discours qui composent l'espace intertextuel qui lui donne sens. Comme la mise en spectacle de son propre signifiant en son écart même, dans laquelle on a vu avec Riffaterre l'un des critères de la littérarité. "Ce que dit l'énoncé", souligne Genette, "est toujours en quelque sorte doublé, accompagné par ce que dit la manière dont on le dit, et la manière la plus transparente est encore une manière (...). C'est cet "en même temps", cette simultanéité qui s'ouvre et le spectacle qui s'y fait voir, qui constitue le style comme spatialité sémantique du discours littéraire, et celui-ci, du même coup, comme un texte, comme une épaisseur de sens" [22].
A la différence de Genette cependant, qui démarque cette spatialité de toute durée tout en affirmant fort justement : "La bibliothèque : voilà bien le plus clair et le plus fidèle symbole de la spatialité de la littérature" [23], je considère que c'est cette spatialité même qui fait l'historicité du texte littéraire, lequel appartiendrait bel et bien à cette pérennité mythique et universelle dénoncée plus haut s'il n'exhibait la spatialité, l'épaisseur de son dire dans leur relation à tous les autres textes de l'époque ou de la bibliothèque.
Historicité et situation (autre terme spatial) idéologique du texte se rejoignent ici. Espace et durée, espace et discours ne font qu'un malgré la prétention de ce dernier à la transparence qui escamoterait son historicité. Et ceci, particulièrement dans un "espace de décolonisation", dont j'utilise la dénomination ambiguë de préférence à "espace en cours de décolonisation (ou de développement)" pour montrer que si décolonisation et développement sont transformation de l'espace, ils sont eux-mêmes discours ayant leur propre dimension spatiale, leur propre signifiance qui ne peut fonctionner que par référence à sa spatialité propre.
De le même façon, on a vu un peu plus haut que l'espace n'est dynamique, ne s'inscrit dans l'Histoire, qu'à partir du moment où d'objet de l'écriture il devient écriture à son tour (car même l'espace référentiel n'est toujours qu'une représentation d'espace, qu'un langage) et participe à ce titre dans une heureuse complémentarité à l'historicité de la forme qui le dit. Or, cette jonction productrice d'un espace signifiant et d'une historicité de la forme qui le dit n'est possible que par une productivité de l'ambigu - productivité elle-même spatiale - soulignée également plus haut dans le mythe.
* * *
Aussi est-ce sa spatialité qui va inscrire à son tour la figure rhétorique de l'ambiguïté dans une signifiance historique. Toutes les oppositions dégagées pour matérialiser la productivité de l'ambigu sont en effet d'essence spatiale.
Et d'abord, la plus "naturellement" spatiale de ces oppositions : celle de la ville-et du désir comme du lieu. La dichotomie de mes "structures profondes" va se retrouver ici, mais singulièrement le désir qu'on avait déjà vu comme l'une des dimensions essentielles de l'espace maternel, ou de ce que j'appelle aussi le "fondamental", va devenir l'inscription historique de cet espace, en ce qu'il est, peut-être, le mouvement de l'Histoire, comme de sa production par le mythe, par l'espace du mythe. Or, ce désir introduit l'ambiguïté dans cet espace maternel trop vite considéré comme un refuge contre l'Histoire, comme un "garage de la mort lente", pour reprendre l'expression de Kateb. Le "chant d'immobilité" est violence. Cette violence fondamentale de la "Terre" qui finit toujours par avoir raison de la ville, par retourner contre elle sa violence, son exclusion.
Protection contre les dangers de l'errance, qui se confond souvent avec le fond bédouin, mais aussi avec le désir de Kahena suppliciée, la ville est en effet historique violence de l'écrit contre l'oralité et ses périls. Elle est commencement absolu d'un espace clos de remparts contre la vengeance immémoriale de Dieu : la première ville n'a-t-elle pas été construite par Caïn après le meurtre d'Abel, pour marquer la démesure d'un désir de puissance qui en fait aussi l'origine de toutes les guerres [24] ? Or, comme Caïn, Kamal Waëd dans Dieu en barbarie et Le maître de chasse s'est entouré de remparts avec la ville qu’il représente, contre la vérité de son être dont les steppes environnantes sont le péril qu'il conjure encore en tuant Hakim-Abel-Habel, dont la parole cependant ne cessera de le poursuivre. La ville est à la fois meurtre du "lieu où vivre" chez Farès, et exclusion d'un mouvant foisonnement du sens. Construite par Caïn au pays de nulle part, elle est l'espace (et non le lieu) d'une pétrification des mots dans Qui se souvient de la mer ou Cours sur la rive sauvage.
Quels sont, cependant, cette oralité, ce foisonnement signifiant et ce lieu dont la ville dans sa violence est censée protéger ? Ils sont surtout cette "réponse se réduisant au mot ‘rien’", et l'errance d'un désir qui n'existe que par l'absence de lieu. Mais cette absence de réponse comme de lieu sont probablement la plus formidable violence : celle d'un sens qui ne peut jamais être donné comme absolu, définitif et éternel, mais n'existe au contraire que par le non-sens du quotidien et de la mouvance triviale qu'est, en fait, l'Histoire, laquelle se perd elle-même dès lors qu'elle est à la recherche d'un sens un.
La ville, comme tout discours idéologique ou comme toute "doxa", est l'affirmation violente de l'unicité d'un sens dans la construction même des remparts qui la protègent contre l'errance des steppes et la dérive du sens. Elle est donc le paradigme coupé du syntagme qui aurait multiplié son sens en lui donnant d'autres pouvoirs signifiants que le seul pouvoir de nommer. Or, la ville comme le discours sont d'abord cette violence d'un lieu qui nomme, qui dit l'identité contre le multiple, contre la différence. Le paradigme isolé, comme la ville-identité de l'un, excluent la différence par rapport à laquelle pourtant s'inscrit leur pouvoir de nommer, dont la spécularité serait proprement insensée sans l'exclusion de la différence qui leur permet d'être.
Or, cette différence est, de fait, l'Histoire, tout comme le syntagme de la phrase est l'actualisation du paradigme dans sa rencontre et son articulation avec d'autres paradigmes comme avec leurs fonctions multiples et changeantes. Le discours ne peut produire l'Histoire que s'il accepte de se mettre lui-même en résonance intertextuelle dans le rapport avec d'autres discours. Rapport, résonance, qui sera plurilinguisme et représentation carnavalesque : l'essence même du roman selon Bakhtine. C'est pourquoi la spatialité de l'ambigu, dans la représentation manichéenne des langages, s'oppose à l'abstraction du signe univoque, et la ruine par la manifestation de son opacité. Opacité spatiale qui est bien cette Très Grande Violence qu'annonce le Muezzin bègue et athée de Bourboune. Le signe univoque est ce paradigme, découpage linéaire vertical et hiérarchisant d'un réel dont il faut rétablir par l'ambiguïté la spatialité du syntagme [25].
L'un des aspects les plus évidents, dans un contexte de décolonisation culturelle, de cette inscription historique de l'énonciation par la spatialité de son syntagme, est celui du lieu implicite de cette énonciation. Le statut idéologique de la littérature algérienne de langue française n'est pas ambigu du fait de l'étiquette que lui confère l'usage de cette langue en elle-même. Il l'est à cause de l'univers culturel dans lequel chaque texte isolé fonctionne, qu'il soit de langue française ou arabe. Abdelhamid Benhadouga a beau écrire des romans en arabe sur la Révolution Agraire : son écriture "réaliste" réinvente vingt ans plus tard celle de Feraoun, avec laquelle elle partage ses modèles de transparence, de primauté du sens, d'humilité de l'énonciateur face à une lecture extérieure. La quasi-absence d'écart du Vent du sud ou de La fin d'hier [26] par rapport au modèle scolaire importé de l'écriture romanesque feraounienne manifeste l'anachronisme et, en fin de compte, l'aliénation, malgré l'aspect progressiste de son projet, d'une écriture qui ne maîtrise pas son lieu d'énonciation. Le lieu d'énonciation d'une écriture est, en définitive, celui de l'idéologie qui fixe les normes de lecture - l'horizon d'attente - en fonction desquelles tel texte est produit.
Manifestation la plus évidente de l'historicité d'une forme littéraire, ou de n'importe quel discours, la problématique du lieu d'énonciation permet, enfin, de répondre à la question de l'existence même d'une littérature algérienne (ou maghrébine) de langue française (ou arabe) en tant que telle. La "nationalité" (à supposer que ce critère soit pertinent) d'un "courant littéraire" (à supposer que courant littéraire cohérent il y ait, ici comme ailleurs) ne se mesure pas au lieu de naissance ou même d'habitat de ses écrivains, ni au "sujet" (que pour éviter toute confusion avec l'énonciateur j'appelle plutôt "l'objet"), ou au sens signifiés. Elle ne se mesure pas non plus à la langue utilisée. Si elle peut se déterminer, ce n'est qu'à partir du lieu d'énonciation culturel avec lequel elle manifeste une cohérence ou un écart, lui-même constitutif d'un nouveau lieu discursif lorsqu'il existe. Toute littérature, particulièrement lorsqu'elle est sommée comme la littérature algérienne d'inventer l'historicité de son dire, ne peut donc exister en tant que telle, c'est-à-dire indépendamment de lieux d'énonciation géographiques, culturels ou discursifs qui lui soient extérieurs, que dans le mouvement désirant de l'écart qui lui crée un lieu d'énonciation inouï. Et cependant, ce mouvement désirant qui la constitue est également celui de sa perte en tant que telle, puisqu'il constitue en fait la singularité et en même temps le non-être de chaque écriture. "Le sort mortel de l'écrivain sans lequel il n'écrirait pas", dit encore Blanchot, "est nécessairement une illusion dans la mesure où pour s'accomplir réellement, il faut qu'il n'ait pas lieu" [27], car "écrire, c'est trouver le point où ici coïncide avec nulle part" [28] : le rapport équivoque de l'écrivain maghrébin et de son critique, lorsque ce dernier est européen, procède peut-être du tremblement devant cette fondamentale absence du lieu ?
[1] Charles BONN : Le Roman algérien contemporain de langue française : espaces de l’énonciation et productivité des récits. Thèse de doctorat d’État, Université de Bordeaux 3, 1982,, 5 volumes, 1428 p.
[2] ROBERT (Marthe), L’ancien et le nouveau, Paris, 1963, cité par ZERAFFA (Michel), Roman et société, Paris, PUF, 1971, 184 p., p. 107.
[3] BUTOR (Michel), « L’espace du roman », Répertoire II, éd. de Minuit, 1964, 301 p., p. 44.
[4] LOTMAN (Iouri), La structure du texte artistique, Paris, Gallimard, 1973, 415 p., pp. 310 et 302.
[5]
BONN (Charles), La littérature algérienne de langue française et ses lectures. Imaginaire et discours
d'idées. Sherbrooke (Québec),
Naaman, 1974, 251 p.
[6] Voir entre autres DESCLOITRES (Claudine et Robert) et REVERDY (Jean-Paul), L’Algérie des bidonvilles. Le Tiers-Monde dans la Cité, Paris, Mouton, 1969, et la belle préface de Jacques Berque. Ce malaise n’est cependant pas propre au Tiers-Monde, et le roman français de ces dernières années fournirait l’objet d’une comparaison intéressante avec les romans algériens que j’ai décrits. J’y reviendrai, très rapidement, en début de troisième partie. Sur ce thème dans le roman français contemporain, et sur son incidence dans la spatialité de leur énonciation, on pourra consulter : BONN (Anne-Marie), La rêverie terrienne et l’espace de la modernité, Paris, Klincksieck, 1976, 200 p.
[7] LUCAS (Philippe) et VATIN (Jean-Claude), L’Algérie des Anthropologues, Paris, Maspéro, 1975, 294 p.
[8] BERQUE (Jacques), L’orient second, Paris, Gallimard, 1970, 436 p. Il est intéressant que cette opposition soit précisément amenée par la question de l’historicité symbolique de ces deux espaces, qui est bien ce qui me préoccupe ici. Or, Berque souligne l’opposition toujours d’actualité entre les positions chinoises et soviétiques à ce sujet. Il cite, face à Lin Piao, Trotsky pour qui, « inévitablement, la ville entraîne la campagne », et la reprise de l’opposition « Cité mondiale » - « Campagne mondiale » dans le programme de l’Internationale Communiste de 1928. Le déni de l’initiative historique à la campagne, et au-delà, au Tiers-Monde, selon une extension parfaitement idéologique, semble bien être une constante du discours idéologique d’inspiration soviétique, dont le discours algérien s’inspire souvent.
[9] On peut se reporter à titre d’exemple très descriptif à ce qu’en dit le SECRETARIAT SOCIAL D’ALGER dans Algérie nouvelle et semblable. Mutation sociale et personnalité de base, Alger, Ministère de l’Information et de la Culture, mars 1970, p. 18 : « Au plan des consciences individuelles, le désir de modernité s’exprime en termes de besoins : l’Algérien est saisi par une immense faim de terres, d’écoles, de logements, d’emplois, d’automobiles. Il aspire à de nouveaux modes culinaires, à de nouvelles manières vestimentaires, à de nouveaux types de loisirs. Il cherche à voyager à l’étranger. Il voudrait profiter de tous les apports de la technique moderne (…). Plus il est jeune, plus il se veut à la page. » Confrontation sans complaisance du discours idéologique avec la réalité historique, ce désir de modernité n’identifie pas forcément l’idéologie à la ville, au progrès. Le discours social mesure impitoyablement cependant l’idéologie dont il est abreuvé, et qu’il est loin de refuser, à l’aune de ce désir de modernité. Ce désir de modernité sous toutes ses formes, aussi bien matérielles (biens de consommation) que culturelles (soif idéologique et théorique bien réelle), est en passe de devenir, me semble-t-il, une des nouvelles différences entre Sociétés du Tiers-Monde (au moins dans leurs tranches citadines), et « Occident capitaliste ». Dans le domaine qui nous intéresse il serait, par exemple, intéressant d’étudier le symbole actif que sont devenues, dans les librairies du Maghreb, les collections entières des éditions Maspéro. Ces considérations ne concernent, bien sûr, que les tranches de la population les plus actives sur le plan culturel, qui sont minoritaires des deux côtés de la Méditerranée, mais beaucoup moins marginales au Maghreb qu’en Europe. Elles montrent en tout cas, aussi bien dans la soif de progrès que dans la soif d’idéologie qui en est souvent le corollaire, un sens tout neuf, une exigence irréductible de l’Histoire, d’une signification historique du devenir individuel et collectif.
[10] DUVIGNAUD (Jean), Chebika, Paris, Gallimard, 1968, 360 p.
[11] BERQUE, L’orient second, op. cit., pp. 33-36.
[12] Je me suis contenté dans ces quelques lignes de préciser le rapport de l’Islam à l’Histoire, dans l’optique très limitée de l’opposition « Espace maternel » - « Cité » que j’avais développée dans ma thèse de troisième cycle. Qu’on n’en déduise pas cependant que j’assimile l’Islam à la « Cité » telle que je l’avais alors définie. La conception arabo-islamique de l’Histoire n’en reste pas moins fort différente de la conception européenne, comme l’a montré entre autres Abdallah LAROUI dans La crise des intellectuels arabes, Paris, Maspéro, 1978 (1ère éd. 1974), pp. 21-24. Il est d’ailleurs intéressant de souligner que l’analyse de Laroui s’appuie sur un cas concret de sommation des arabes par l’Histoire : le problème palestinien. Or la révolution algérienne n’a-t-elle pas été en grande partie un cas semblable de sommation, par l’Histoire, de la conscience arabe et, corollairement, islamique ? Sur la genèse de cette Révolution dans l’Histoire antérieure du réformisme musulman, on pourra consulter : MERAD (Ali), Le réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1940, Paris, Mouton, 1967.
[13] LAROUI, La crise…, op. cit., pp. 56-57.
[14] FAVRET (Jeanne), « Le traditionalisme par excès de modernité », Archives européennes de sociologie, no 8, 1967, cité par Lucas et Vatin, op. cit., p. 72.
[15] FERAOUN (Mouloud), La terre et le sang, Paris, Le Seuil, 1953, 254 p., pp. 12-13. L’espace devenu phrase : y a-t-il meilleure illustration, même dans un roman qui semble la nier si on en croit les historiens de la littérature algérienne, de la productivité sémantique de l’espace décrit par ces romans ?
[16] BONN, La littérature algérienne…, op. cit., pp. 56-57.
[17] ROBERT (Marthe), Roman des origines et origines du roman, Paris, Grasset, 1972, 364 p.
[18] FANON (Frantz), Les damnés de la terre, Paris, Maspéro, 1968 (1ère éd. 1961), p. 8.
[19] POULET (Georges), Les métamorphoses du cercle, Paris, Plon, 1961, 525 p. ; L’espace proustien, 1963. BUTOR, Répertoire II, op. cit..
[20] WEISGERBER (Jean), L’espace romanesque, Lausanne, L’Age d’homme, 1978, 267 p., p. 227.
[21] MATORE (Georges), L’espace humain, Paris, La Colombe, 1962.
[22]
GENETTE (Gérard), « La littérature et l’espace », Figures II,
Paris, Le Seuil, coll. « Points »,
1969, 297 p., p. 47.
[23] Ibid., p. 48.
[24] Voir dans ELLUL (Jacques), Sans feu ni lieu, Paris, Gallimard, 1975, 304 p., essentiellement les très beaux premiers chapitres, consacrés à Caïn et à Nimrod.
[25] Voir à ce propos l’interprétation des Anagrammes de Saussure par Julia Kristeva (Article cité).
[26] BENHADOUGA (Abdelhamid), Le vent du sud, traduction Marcel Bois, Alger, SNED, 1975, 202 p. ; La fin d’hier, même traducteur, SNED, 1977, 228 p.
[27] BLANCHOT (Maurice), L’écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1981, 220 p., pp. 105-106.
[28] BLANCHOT, L’espace littéraire, op. cit., p. 48.