HABEL [1],
ou l'écriture dans la limite

Par Charles Bonn

LA PAROLE QUI SEPARE. 1

LA FASCINATION DE LILY.. 7

LA TRANSPARENCE DE HABEL. 10

LA PAROLE-ACCUEIL DE LA LIMITE. 16

 

Retour Documents pour les cours de Charles Bonn

 

LA PAROLE QUI SEPARE

L'accueil de Habel par la critique journalistique [2] est peut-être l'illustration la plus flagrante de la déformation d'un texte au nom des clichés d'un discours idéologique étranger à ce texte même, et dans lequel malgré tout ce texte est lu. Il faut dire que le « prière d'insérer » de la couverture est, pour qui a lu le roman, le clin d’œil le plus éhonté d'un éditeur à la réduction du texte par la lecture idéologique à un contenu descriptif univoque : l'émigration. L'ambiguïté du nom même de Habel, sur lequel on reviendra, y est d'emblée ramenée au symbole du frère de Caïn, autre personnage biblique – à supposer que Habel en soit un – qui, quant à lui, n'est jamais désigné et encore moins nommé par le roman. On appelle ainsi le cliché culturel à la rescousse du cliché idéologique, l'un et l'autre niant délibérément, au nom d'une lecture univoque de con­tenu, l'ambiguïté et la polysémie de l'écriture, tout comme l'écriture elle-même :

Caïn aujourd'hui ne tuerait pas son frère. Il le pousserait sur les che­mins de l'émigration. Le héros de ce roman ne s'appelle donc pas Habel pour rien (Quatrième page de couverture).

Certes, l'émigration est bien le cadre diégétique de ce roman, lequel nous fait entendre fréquemment, depuis un carrefour aisé­ment reconnaissable à Paris, ville d'ailleurs nommée bien souvent, la voix silencieuse d'Habel s'adressant à son frère qui l'a chassé du pays natal (pp.55-56), et même «vendu comme esclave [...] pour [s']approprier le sceptre et régner sur cette Cité» (p.160) : la dénonciation politique ne saurait être plus claire, plus actuelle. En un sens, l'exil d'Habel par son frère pourrait incarner une nouvelle forme, moins allégorique, du meurtre de Hakim par Kamal Waëd dans Le Maître de Chasse. Et c'est également comme des figures de l'émigration, bien réelle pour le premier, plus symbolique pour le second, qu'on peut lire l'individu rossé et humilié dans les toilettes d'un bar (pp.66-67), ou le jeune homme présenté comme « un corps. Uniquement ça » (p.156), dont l'auto-castration est l'objet de la cérémonie d'« initiation » du chapitre 31. Cérémonie suivie au chapitre 32 par la prostitution de Habel lui-même à la Dame de la Merci.

Pour que le sens symbolique de ces épisodes soit évident, ils sont en quelque sorte dédoublés, ce qui permet l'assimilation de Habel à ces deux figures, par le biais de sa situation socio-politique. Dans la réponse de l'Ange de la Mort, Habel prend la place de l'individu rossé, dans les toilettes ; il devient à proprement parler cet individu dès l'instant qu'il s'est nommé Ismaël.

II s'appelle Habel et il est étalé dans des chiottes. Il avait dit que son nom était Ismaël et il est effondré dans de la pisse. Il avait dit ça – que n'avait-il pas dit – et les anonymes défécations d'une métropole l'entou­rent et le prennent à la gorge sous des guirlandes de graffiti obscènes (p.134).

D'ailleurs, le simple choix de ce nom pour Habel est également symbolique. Avec l'autre nom du personnage, Habel-Abel, il ren­force le thème du frère chassé. Or, Abel comme Ismaël représentent en partie les civilisations nomades face aux civilisations sédentaires fondées par Caïn ou les descendants d'Isaac. Ismaël peut ainsi représenter les Bédouins face aux villes, et principalement Paris. Mais on a vu que la Cité est ici également celle sur laquelle veut régner sans partage le Frère. Aussi l'assimilation de Habel au « corps » mutilé de la cérémonie initiatique et sa prostitution con­sécutive à la Dame de la Merci (chap.31 et 32) encadrent-elles un nouveau rappel de son exil par son frère (« Mais vous m'avez chassé », p.160), lequel donne ainsi leur sens à ces deux épisodes inséparables. Et c'est bien la situation de l'émigré que cette double exclusion, cette double réduction au statut d'objet, vendu comme esclave, ou corps pour la jouissance de l'Autre. La Cité-langage du Vieux, alias Dame de la Merci, ou la cité nouvelle du frère ont toutes deux besoin de ce sacrifice par lequel elles se fondent.

* *
*

Et pourtant, cette saturation de l'épisode par le sens va être le processus même par lequel le sens va se fractionner ; l'univoque va devenir l'ambigu. D'abord parce que le sens n'est pas que socio-­politique. Ismaël est, certes, l'ancêtre des Bédouins, mais il est éga­lement le septième Imam : son référent n'est pas que socio-­politique, il est également mystique. Derrière lui, on retrouve l'interrogation ésotérique sur la parole commune à toute l’œuvre de Dib [3]. La parole qui sépare Habel de son lieu, que ce soit celle du Frère ou celle de la Dame de la Merci, est également la parole séparée. Séparée de son objet, parce que Habel-esclave vendu ou corps acheté échappe à chaque fois : au Frère en découvrant Lily, à la Dame de la Merci par le meurtre qu'Habel porte en lui et qui prend les papiers du Vieux pour objet avant qu'Eric Merrain ne le réalise lui-même en se suicidant. Séparée surtout de son sens, et séparée d'elle-même de ce fait. Le corps de Lily récuse le sens de la parole qui exile, puisque l'exil, désormais, ce sera d'être séparé de Lily, ôtant de ce fait tout pouvoir de séparation à la parole du Frère qui « n'avait pas prévu ça ».

C'est une parole séparée aussi que celle du Vieux, qui désigne le manque du sens de son entreprise dans sa quête même du sens. Quête d'un sens qui éliminerait la responsabilité politique (respon­sabilité dans le pillage du Tiers-Monde, dirait une lecture réductrice) ou morale de cette parole : « La véritable question n'est pas cette vieille question du bien et du mal. Elle est de trouver pourquoi il a fallu obligatoirement et sans choix possible en passer par là ». Question qui contient en elle-même sa réponse, et fausse de ce fait le débat, pour mieux affirmer ainsi « qu'il devient sans importance, en d'autres termes, de savoir si l'on a bien ou mal agi, s'il y a eu des victimes sacrifiées » (p.151). La quête du sens sert à masquer le véritable rapport avec la victime, qui est de jouissance et de respon­sabilité, lesquelles ignorent le sens. « Jouissance escortée et gardée par sa damnation, mais la seule route ouverte, la seule cherchée, la seule désirée, la seule creusant sans trêve sa blessure » (ibid.).

Comme toute la culture qu'il représente, la Dame de la Merci exerce sur ses victimes un pouvoir qui est jouissance, et qui, en tant que telle, exclut le sens, « parce qu'il avait rejoint lui-même ses vic­times, ou prétendues telles. Parce que maintenant les ténèbres elles-­mêmes où elles se débattaient, le désordre pollué lui-même où il les avait pressées dans une tendre, une heureuse étreinte, et ces sueurs, ces affres acharnées, froides-où elles s'étaient rendues étaient deve­nues siennes » (ibid.) [4]. C'est pourquoi il ne peut que mourir de la mort même qu'il donne, et comme dans ce don, avec jouissance.

La jouissance est véritablement la fracture du sens : celui sous lequel cette jouissance veut camoufler sa responsabilité, mais celui également qu'une lecture idéologique cherchera à souligner dans cette responsabilité même. Et c'est pourquoi Habel, qui a pourtant « vu quant à lui l'Ange couvert d'yeux qui n'arrive que pour séparer l'âme du corps » « n'eût rien pu dire » (ibid.) : Lily dont la décou­verte récuse le sens de l'exil par le Frère n'apporte pas pour autant le sens, bien s'en faut. Mais la question elle-même s'est fractionnée l'ambiguïté du sens est d'abord celle de la Parole, et donc de la question comme du désir qui la sous-tend.

Ainsi, alors qu'il propose tous les indices grâce auxquels la lec­ture pourrait reconstituer le sens du récit, Habel est ce texte pervers qui récuse, par la séparation de la parole dans la jouissance, la pos­sibilité même du sens. La séparation est celle de Habel d'avec son pays natal, dans l'espace d'une ville étrangère où il attend sa mort à un carrefour ouvrant lui-même sur un espace autre, gouffre inconnu sur lequel on reviendra ; mais elle est également dans la parole qui dit cette séparation.

* *
*

Or, cette parole est, comme dans Cours sur la rive sauvage, celle d'un lieu : la ville des limites qui sépare, ici, d'autant plus qu'elle n'est que parodie. Cette ville n'est pas seulement décrite, même sous la forme de ce simulacre de ville auquel bien d'autres textes étudiés jusqu'ici nous ont accoutumés : elle est surtout lan­gage, par sa spatialité propre. Elle dit la séparation, elle dit l'absence par son vide même. Le lieu d'exil est la parole qui sépare. Limite qui révèle l'écriture, puis écriture de la limite, la ville du Vieux est également écriture dans la limite.

Dans tous les lieux importants de cette ville que parcourt Habel, l'espace est en quelque sorte double. D'abord parce que le parcours tout entier de Habel est d'abord adressé au Frère resté au lieu d'origine, au pays natal. Lieu d'origine dont la ville d'où la parole de Habel se tend, dessine l'absence. Toute la parole de Habel est en effet à la fois matérialisation de la ville d'exil, et tension vers un lieu natal sans le manque duquel cette parole n'existerait pas. La parole de Habel est dans cette tension même qui dit la ville d'exil à un lieu absent. Elle manifeste donc fondamentalement l'ambiguïté spatiale dont procède cette tension. La parole de Habel est un espace séparé. Mais la ville qu'elle dessine est de ce fait elle aussi espace séparé. Et comme la parole de Habel, elle semble n'exister, ne fonctionner que dans la tension vers son propre ailleurs qui la fait se dire.

C'est bien la caractéristique majeure de tous les lieux urbains d'où/où Habel dit. La mort qu'il y attend est la justification majeure de ce carrefour du destin où Habel revient tant de soirs, cependant que chaque soir n'est toujours que la répétition des autres, et d'un premier soir qui ne nous est narré qu'à travers la mémoire de Habel, c'est-à-dire dans un temps narratif double. Cette mort attendue est à la fois l'espace et le temps absents et présents que dessine ce carrefour, qui n'existe ainsi, parole et lieu, que dans la tension et l'ambiguïté entre toutes les modalités de la présence et toutes celles, plus nombreuses, de l'absence. La parole de Habel comme le lieu sont cette tension et cette ambiguïté mêmes.

Ce carrefour-parole inaugure cependant bien souvent le dire d'autres lieux urbains du parcours de Habel, par exemple lorsque, dans les caractères italiques du discours dont Habel est directement présenté comme le locuteur, il introduit le récit à la troisième per­sonne en caractères romains de ce qui s'est passé en ces lieux autres.

Parmi ceux-ci l'appartement de la Dame de la Merci au cha­pitre 8 est également, comme la ville des limites dans Cours sur la rive sauvage, un espace double dont la séparation est manifestée, ici aussi, par l'eau et les miroirs : « fausse, stérile, fatidique eau de vieux miroirs » (p.38). Car, de même que le carrefour est attente de la mort et parole vers le lieu natal, de même cet appartement est « un endroit qui voudrait m'en rappeler un autre, un appartement ou quelque chose qui se trouve ailleurs. Un endroit comme si je le voyais pour la deuxième et la première fois en même temps » (p.39). (On a vu la ville des limites, également ville d'exil dans Cours sur la rive sauvage, rappeler la ville des nouvelles constructions de Qui se souvient de la mer. même jeu simultané sur l'ambiguïté spatiale, temporelle et intertextuelle dans la tension du texte, lien entre deux espaces qu'il dessine tous deux depuis cet entre-deux du dire qui sépare et révèle). D'ailleurs, cet appartement sera aussitôt le lieu du dédoublement du. Vieux en Dame, dans un bruit d'eau (p.39 : « Un murmure d'eau vola. Comme si c'était un prodige ». Rappelons que le carrefour est également le lieu de la fontaine), et c'est après ce dédoublement du Vieux que l'être même de Habel y sera dédoublé par le charme, dans lequel, « lucide, il voyait l'étal de boucher sur lequel on le brisait » (p.41).

Lieu de la séparation de l'Etre ambigu, cet appartement est également celui du renversement du sens. La Dame de la Merci rachète les captifs des mains des infidèles. Mais la relation est inversée : Habel-Ismaël est non plus l'infidèle de la tradition chré­tienne, mais le captif aux mains des infidèles : les « chrétiens », parmi lesquels en premier lieu la Dame de la Merci.

Le sens est à la fois la signification et la spatialité de la quête, et dans les deux cas, les termes peuvent s'en inverser : « Je cherche et Dieu sait ce que je cherche. Ce qui me poursuit ? Mais qu'est-ce qui me poursuit ? Le trouverai-je ? Me trouvera-t-il ? Qui finira par rattraper l'autre ? Tu dois le savoir, ou devrais. Toi spécialement. Tu rachètes les captifs des mains des infidèles : je suis aux mains d'infidèles, et tu sais ce que ça veut dire ! » (pp.68-69). C'est pour­quoi l'autre appartement que désignent les glaces de celui de la Dame comme le carrefour désigne la mort et l'absence, est peut-être celui dans lequel a lieu le sacrifice, au chapitre 31 : lieu par excel­lence de la séparation, puisque celle-ci est auto-castration du jeune homme auquel Habel s'assimile de la même manière que Rodwan s'assimilait à Wassem dans le jeu scénique de La Danse du roi. La théâtralisation énigmatique de la castration de ce jeune homme sans visage est la parole-lieu de la séparation de l'être de Habel par l'assimilation qu'il opère lui-même entre lui et ce corps, autre lui à qui cette assimilation donne un sens, comme l'assimilation de Rodwan à Wassem donnait un sens au jeu théâtral de ce dernier, forme vide lui aussi. Le langage-lieu qui sépare est aussi celui de la représentation, et l'appartement où s'opère cette représentation­-séparation est également le lieu où le langage de la Ville ou du Vieux s'inverse en son contraire, dessine son envers, retourne le sens n'est-il pas éclairé par des lustres de Venise – capitale du faux­-semblant et du masque baroque – dont la lumière endeuillée est noire comme les tentures couleur de nuit qui tapissent la salle (pp.154-155) ?

Car l'appartement du sacrifice comme celui de la Dame est lieu de passage du sens, même et surtout si le sens s'y inverse (comme dans le miroir) : L'appartement est langage. Il est parole de la ville dont il réalise le simulacre, mais aussi parole du vieux dans la ville, qui entoure diégétiquement l'épisode du sacrifice. En effet, le vieux y mène Habel (aux chapitres 28-29, depuis le carrefour, dont ce trajet dans la ville nocturne vers le lieu du sacrifice peut constituer un autre ailleurs désigné par sa parole, au même titre que l'absence du lieu natal, dont le sacrifice est somme toute une répétition symbolique) et l'en emmène ensuite en parlant dans la ville noc­turne, dans un chapitre (chap.30) qui commence par « Encore des mots, encore des phrases » (p.148), mais qui précède le récit du sacrifice, pour permettre la juxtaposition signifiante de ce récit avec celui de la prostitution de Habel dans l'appartement de la Dame de la Merci (chap.32). Episode qui apparaît de ce fait comme l'ailleurs désigné par l'ambiguïté signifiante de ce sacrifice.

Episode langagier par sa théâtralisation, le sacrifice s'inscrit dans le simulacre du langage de la ville et du vieux qu'il réalise, et n'est cependant lui-même qu'un autre simulacre, par sa théâtralité, mais aussi parce que la prostitution de Habel en est la réalisation nécessaire. Or, cette prostitution est encore prostitution de Habel à un langage : celui de l'écrivain Eric Merrain [5], dont Habel emporte les feuillets en partant, gage dérisoire et parodie ultime, dans la mesure où Habel en est à la fois exclu (p.184 : « Où ça existait, une ville pareille, des gens pareils, des choses pareilles ? A quoi servait de raconter tout ça ? Habel ne voyait pas ») et prisonnier : « Il avait voulu avoir la peau du Vieux, et c'était le Vieux du coup qui lui collait sa mort aux fesses, et sa vie en plus avec ces papiers » (p.181).

* *
*

Aussi, objet de l'entrecroisement de ces langages-simulacres d'une ville d'exil dont la parole est le lieu qui sépare, Habel ne peut-il répondre que par le meurtre impuissant et ambigu lui aussi, séparation à son tour : le chapitre de la plus grande représentation de la parole du Vieux et de la Ville, le chapitre 30, est coupé-séparé par une page blanche-envers de cette parole, qui ne comporte que la phrase silencieuse de Habel. : « Le meurtre est en moi » (p.149). Objet de langages (celui de la Ville, celui du Vieux, mais aussi celui du texte), la parole de silence de Habel brise et sépare le simulacre. En ceci, elle rejoint la prophétie de Hakim Madjar dans Dieu en Barbarie, selon laquelle les fellahs du monde entier, négation par leur silence, leur non-parole, de toutes les paroles de civilisations, occuperont les villes-paroles les plus prestigieuses. Mais il n'en a pas le triomphalisme : la prophétie de Hakim Madjar supposait une guerre – même sans autre arme que le nombre – contre la Civili­sation, c'est-à-dire un acte, plus ou moins positif ou encore tout en étant d'abord négation. Habel, lui, ne réalise pas le meurtre, même s'il emporte les papiers d'Eric Merrain pour les jeter « aux chiot­tes ». Bien plus, il restera prisonnier de ce langage qu'il avait voulu détruire, et peut-être suivre Lily dans l'asile est-il la seule manière qui lui reste d'échapper à ce langage – et à l'écriture même du roman, dont l'entrée de Habel à l'asile constitue également la fin.

Du moins aura-t-il manifesté par son silence que ces paroles-­lieux de la séparation sont langages de perte auxquels manque leur objet comme leur réponse, car le simulacre de la question suppose l'absence de la réponse. Le langage du Vieux devient ainsi, dans sa marche à côté du silence de Habel, et alors que le sacrifice a com­mencé, « une circulation où s'était amorcée la débâcle de la ville, où la ville se séparait déjà, s'allégeait, se raréfiait » (p.148). Car le langage du Vieux comme le Supermarché est ce « babel », lieu de l'artifice suprême d'une parole qui « dans cette perdition [...) refai­sait toujours surface » (ibid.), lieu où la mort est interdite, et donc le sens. On ne peut y « faire qu'aller dans la même direction, l'infini du cercle. Et tout l'inconcevable babel aussi : il semble réduit lui aussi à une avance, n'étant aussi que son propre mouvement, son propre enfer. Et la mort, ignorée. La mort, interdite. Et dans les yeux du bazar, l'incurable tristesse de ce reniement », cependant que la même tristesse abstraite et incurable se trouve au fond du regard du Vieux aussi, à la même page (pp.95-96).

Habel n'a pas besoin de perpétuer le meurtre qui est au fond de lui : La parole du Vieux, de la Ville, et de leur civilisation est déjà morte de l'indifférence même de Habel. Le Vieux a beau être « déjà cet écrivain, cet homme célèbre, et peut-être sa question était-elle essentielle, Habel n'en savait rien, et il lui importait peu de le savoir ». La seule certitude de Habel, dont la différence vient jus­tement de ce qu'il a vu la mort, est que malgré la « sorte de fureur » du Vieux à trouver « la réponse au fond de cette nuit » [6], il « ne la trouvera pas » (p.150).

* *
*

Face à Sabine, Habel est le même silence, qui deviendra meurtre silencieux de leur relation. Pourtant, la présence charnelle appuyée de Sabine dans cette relation semblait récuser le simulacre n'est-elle pas, a priori, un personnage bien plus réel et « vivant » que cette évanescence progressive à laquelle semble se réduire Habel ? Ce n'est pas par hasard si le roman commence sur l'évoca­tion de leur relation dans ce qu'elle a de plus charnel, de plus appa­remment réel. Et cependant, Sabine n'en est pas moins un discours qui sépare. Non pas à cause de sa présence physique, au nom de laquelle il serait faux de l'opposer à Lily, laquelle s'impose aussi d'abord par son corps, mais par son refus de l'espace de silence de Habel. Sabine « refuse d'admettre que toute entente repose sur un espace prohibé, une solitude intouchable » (p.15). Elle est discours univoque en ce qu'elle nie la spatialité du silence de Habel, « espace impossible à franchir, et même à contourner, un espace exclusif, interdit, réservé [...], un espace [...] qui ne cède pas, une réalité qui ne recule pas et dont il se sent plein. Plein à craquer, peut-être à périr ».

Refus de l'espace du silence et de la mort de Habel, Sabine est parole solitaire comme le discours univoque et comme lui elle sépare, et se condamne à l'absence de réponse et de sens. « Avec ses seules caresses, avec ses seules étreintes, Sabine compte le forcer dans ses derniers retranchements avec sa seule ardeur, sa seule avi­dité, sa seule dévotion, sa seule folie » (p.14). Dans et par sa soli­tude agissante, conquérante, Sabine est comme le discours univoque de Kamal Waed dans Dieu en Barbarie un discours de pouvoir, et c'est en quoi elle rejoint le simulacre de la parole du Vieux et de la Ville d'exil. La parole qui sépare est, là encore, une parole séparée, alors même qu'elle cherche à s'incorporer le sens.

LA FASCINATION DE LILY

Lily est, au contraire, l'absence qui rassemble, la fascination qui annule l'exil et la séparation, par la reconnaissance, même si cette reconnaissance est celle de la perte. Réponse, elle n'est pas cependant l'envers de l'exil, son retournement dialectique, car elle est exil elle aussi, comme elle est trahison en ce qu'elle a fait de Habel « quelqu'un d'autre, non celui que vous avez congédié, [qui] rôde désormais dans l'ombre de cette ville» comme Iven Zohar -courait sur la rive sauvage.

Elle est trahison en ce qu'elle a changé le sens de l'exil de Habel, mais elle l'est aussi en ce qu'elle est la réponse sans réponse, l'être de nuit (p.105) à quoi renvoie l'un des sens possibles de son nom en arabe, et surtout le sens éternellement absent, qui n'existe que dans sa quête par Habel. Aussi sa rencontre est-elle dite du supermarché (chap. 19) dont elle est absente, dans une parole non prononcée qui s'adresse au frère également absent. Elle est l'absence qui annule l'absence. Elle est l'attente même de Habel à ce carrefour où il expose sa vie, où « tout nu », il « affronte de nouveau la soli­tude, la férocité » (p.38).

Alors que sa rencontre – cependant qu'elle est encore absente, on vient de le voir, et qu'aussitôt ce récit sera celui de ses dispari­tions – ne nous est narrée que fort tard dans le roman, au chapitre 19, dans l'irréalité de ce supermarché où son image est partout et nulle part (p.92), son absence est, dès les premières pages, une sorte de vecteur spatial du silence de Habel sous le discours de Sabine « Pendant ce temps, Habel se contente de penser : oh, Lily, où es-tu ? » (p.9).

Cette spatialité de l'absence de Lily que dessine le silence de Habel va de pair avec celle, dessinée par ce même silence derrière la parole de Sabine dont les yeux sont un miroir par où l'on passe de l'autre côté, de cet horizon qui cherche un nom et qui n'est pas seu­lement le pays natal, et avec celle aussi de la mort que Habel attend au carrefour. Comme la mort, comme cet autre côté que Habel voit dans les yeux de Sabine. Lily est « cet horizon qui cherche son nom [...], l'horizon à quoi les incendies ont pris leur feu » que Habel poursuit, et qu'il lui faut atteindre (p.11).

Lily, espace sans nom, est l'antériorité, comme la mer de Qui se souvient de la mer ou «l'air capricant de flûte », comme cette eau sous le café où Sabine parle, « une eau qui coule sans en avoir l'air, sans bouger, en-dessous, eau gardant toute sa tranquillité » (p.78). Elle est l'espace qu'ignore le discours, et elle est aussi la fascination. C'est pourquoi Habel « étend sa chasse à tout Paris (...), un Paris, quand il la cherchait dans un quartier, où s'emparait subitement de lui la pensée qu'elle se promenait dans un autre » (p.105) : la quête de Lily développe l'ambiguïté spatiale de la ville, dans son ubiquité.

Mais cette ubiquité dans l'absence est également vertige et dérive. L'absence de Lily est sens et espace multiple, mais également nul, insensé. Et pourtant, elle est l'intensité du désir-fascination mortelle d'un espace citadin vide vertigineux : celui qu'ouvre dans la ville l'Ange de la Mort en s'évanouissant (pp. 133-134), celui de la chute de Habel dans un abîme désiré et érotisé où il « sait qu'il des­cend, qu'il continue de descendre, qu'il plonge vers le creux de désir où se couche, se roule, toute cette ville », depuis la grille du carre­four du destin où il a « les mains cramponnées » (p.44).

* *
*

Ubiquité spatiale, la fascination de Lily est donc essentielle­ment ambiguë. Son ambiguïté est celle de la séduction suprême celle de la mort ou celle de la folie. Car si Habel poursuit Lily dans la folie, la mort est aussi l'un de ces autres visages qui se mêlent à ceux des pensées monstrueuses non précisées [7] dont Lily le pro­tège : tout amour « laisse parfois apparaître un autre visage insoupçonné, jusque-là. C'est ça, en vérité. Habel en a le sentiment de temps à autre, et même il a souhaité voir Lily perdre la raison dans l'unique but de faire se profiler son autre visage invisible et de le contempler lui seul, pour son seul bonheur » (pp. 161-162).

Habel apparaît ainsi comme le gardien de la mort au même titre que Lily : n'est-ce pas le sens de cette apparition de l'Ange de la Mort qui lui impose implicitement sa mission en répondant à Habel : « Moi aussi, je demandai au Seigneur au temps où il me fallut recevoir ma mission : Seigneur, pourquoi te manifestes-tu à moi ? » (p.133). Car là encore, le sens ne peut être donné : n'est-il pas dans sa quête même, dans l'attente de Habel devant son absence, devant cet abîme en quoi l'Ange transformera la ville en s'évanouissant ? Aussi l'Ange, essaim d'oiseaux habillés de cheveux rouges et qui avait déjà, ramiers blancs cette fois, provoqué le rire de ravissement de Rodwan [8], est-il comme Lily corps hautement érotisé : « Vibrante, vivante, tiède, soyeuse, [sa] toison elle-même est une caresse pour la vue qu'elle comble de sa douceur » (p.132).

Lieu absent vers lequel tend la course de Habel dans la nuit et la ville, comme son arrêt au carrefour, Lily est l'Ange de la Mort que fait apparaître le désir de trouver une place où se poser. La place de Habel sera l'abîme qu'ouvre l'Ange, ou l'absence-folie de Lily. Lily exerce sur Habel le rapt premier, qui se répète encore, se répète tou­jours. Mais la description de ce rapt est coupée par une page blanche portant l'inscription : « Regarde l'Ange, Habel » (p.112) Lily danseuse des rues donne une chance à « tous ceux qui le dési­raient, de s'acquitter envers l'Ange, quand ils auraient cru faire l'aumône à une danseuse des rues » (p.117) : n'est-elle pas déguisée en Pierrot ? Comme la mort, Lily a cent visages, et c'est pourquoi elle joue aussi la prostituée, « la bouille peinturlurée comme celle d'une clownesse », que Habel arrache, gardien, au goût de meurtre dans la voix des vraies prostituées criant après elle : « La plus grande séduction. Toute la séduction du monde », pense-t-il alors. « Mais la mort, se disait-il, elle est aussi la séduction suprême. Lily est ma mort ? » (p.109) [9].

La séduction suprême est toute ambiguïté : celle-là même de la mort, comme de la Dame de la Merci, qui vient à la place de cette dernière – ou de Lily ? Aussi Habel est-il en droit de s'interroger :

« Mais si l'autre avait été au rendez-vous... » : la mort ? Lily ? (p.48, et renvoi à la p.29)... L'ambiguïté est double. Lily se confond avec la mort, avec laquelle se confond également le Vieux, ou la Dame de la Merci, qui arrive, au carrefour, au rendez-vous fixé par Azraïl après l'assimilation de Habel à l'inconnu des toilettes, tou­jours grâce à l'Ange de la Mort. Et c'est soudain le Vieux que Habel a attendu à ce carrefour (p.142), comme il y a attendu Lily, laquelle comme le Vieux lui prend la main dans la foule (p.97), et entre au bras du Vieux dans la brasserie aux miroirs, double de celle de l'agression dans les toilettes, où les hommes sont des femmes, et les femmes des hommes (p.102), alors que Habel a dû traverser le fleuve (le Styx ?) pour pénétrer dans l'espace d'absence de Lily.

Ce vertige de l'ambiguïté cependant ne s'arrête pas là. Si la voiture, de la mort est « un noir phaéton démoniaque qui fonçait, arrivait », et se retrouve foudroyé, on y remarque « une méduse collée contre le pare-brise », dont le regard pétrifie Habel qui reviendra dix soirs de suite à la même place (p.23). Mais de victime, il sera devenu l'assassin qui revient « sur les lieux de son crime » (p.33). Et la mort qu'il y cherche lui apparaîtra par des gouttes de sang sur sa nuque (p.132) : l'espace du regard même de Habel sur la mort est inversé.

Or, l'ambiguïté majeure est bien celle d'une quête d'un sens (ou d'une mort ?) qui n'existe pas. « Il n'y avait pas de réponse » [10], est-il dit au carrefour le quatrième soir (p.33), et « Rien n'est arrivé » le sixième soir (p.46). De plus, cette constatation que rien n'arrive (ni sens, ni action, à proprement parler) est précédée par la rencontre des musiciens-pitres ambulants, dont le jeu faussé est une mélopée qui n'aboutit pas, qui désigne elle aussi le vide, comme son propre vide, à la manière du jeu scénique de La Danse du roi auquel Rodwan, on l'a vu, s'identifiait de la même manière qu'ici Habel. Le simulacre se prend lui-même pour objet, comme ces paroles qui n'ont, dans le roman, qu'elles-mêmes pour lieu d'origine. Il n'y a pas de sens : ni pour l'itinéraire de Habel, ni pour les contorsions des musiciens, ni pour la parole, ni pour l'écriture ? En tout cas, le dire de Habel devient ainsi de plus en plus le dire du désastre [11], qui ne se réalise que dans la perte de son lieu, de sa matérialité même.

« Je n'ai que faire de ma raison », dit Habel au médecin-chef, à qui il demande à rejoindre Lily dans sa folie. Car la raison est ce dire pour lequel chaque chose a un nom, et la parole comme l'écri­ture un sens. Ce que nous narre Habel, et qui inscrit aussi la propre existence comme texte du roman, n'a à proprement parler pas de nom, est « ce qui n'a jamais de nom et ne doit jamais arriver. Mais qui arrive. Et arrive bien que non inscrit nulle part » (p.110).

Peu importe, alors, que ce soit la rencontre de Lily ou celle du Vieux, pour lesquelles les mêmes termes sont utilisés [12]. L'événe­ment n'existe que dans sa propre négation comme événement. Rien n'arrive car tout est toujours déjà arrivé, sans que ce soit arrivé pour autant. Ainsi du lieu de Habel comme de la parole qui le dit « Là, et plus nulle part, où aller, parce que sans doute ce qui doit lui arriver est arrivé » (p.118). Le lieu, comme l'événement, comme le dire de cet événement comme de son absence, sont toujours déjà arrivés tout en n'en étant qu'au bord.

Le dire n'existe que par l'erreur dont Habel s'aperçoit le sixième soir. On ne donne pas rendez-vous à sa propre mort ! L'écriture ne peut dire sa propre mort que dans son non­accomplissement comme écriture. « Le saut mortel de l'écrivain sans lequel il n'écrirait pas », dit Blanchot, « est nécessairement une illusion dans la mesure où, pour s'accomplir réellement, il faut qu'il n'ait pas lieu » [13]. Le dire de l'écrivain comme la fascination de Lily dont il procède, qu'il est, sont non-lieu. La fascination annule, certes, l'exil et la séparation, mais elle est elle-même lieu-écriture­désir de la perte de toute localisation comme de toute raison. Le discours de raison a lieu et sens, inséparablement. La fascination est perte absolue de tout lieu du dire comme du sens.

LA TRANSPARENCE DE HABEL

On l'aura compris : la vraie question de Habel, plus encore que des précédents romans de Dib dont elle était pourtant déjà le centre, est celle de l'écriture, et, au-delà, de la parole et du silence.

Habel est une voix silencieuse et pourtant proliférante, protéi­forme. Sujet quasi silencieux de tout le roman, Habel n'en est pas moins tout entier parole, voix multiples dont il emplit ce roman. Et c'est bien ce que perd son interpellation sonore par Sabine, comme peut-être aussi sa séduction-captation par le Vieux. Pour Sabine, le silence de Habel apparaît comme un mur, une opacité exaspérément non-signifiante :

Ah ! Elle ne sait donc pas ! Mais il parle à tout ce qu'il voit, rencontre, touche. Il parle tout le temps de crainte jus­tement que les choses ne se ferment à son approche, ne se changent en Dieu sait quoi, ou en bien pis encore. Chaque chose. Toutes ces choses qui se dressent partout, étranges et terrifiantes, qui lui demandent elles-mêmes de les nommer, de leur donner exactement et en justice un nom, le nom sur lequel lui-même sera jugé. Il ne s'arrêta pas une minute. Sinon [...] c'en serait fait de lui. Lui-même ne serait plus rien, un fantôme (p.12).

L'être même de Habel, que manifeste son silence éloquent, est ce devoir de dire, de nommer. Habel n'existe que par la nomination que profère son silence. Silence apparent qui manifeste simplement la différence de son regard. Regard de qui est tout entier dans ce devoir de nommer, de celui qui a vu l'Ange de la Mort.

Regard de celui pour qui, dans le désastre de qui, comme on l'a vu plus haut, tout est déjà arrivé. Son silence éloquent est en partie non-réponse à une question qui n'est plus de mise. Son interpella­tion par Sabine comme par le Vieux est celle de discours qui ne savent pas, parce que s'ils savaient, ils ne pourraient que disparaître dans ce savoir, comme la parole de Habel se fait silence à cause de la paire d'yeux que lui a octroyée l'Ange de la Mort, venu avant son heure.

C'est pourquoi Sabine comme le Vieux ne peuvent qu'être perdus pour Habel, dont la quête s'inscrira dans un éloignement progressif de la première, et dans l'espace de parole que lui confère la mort du second : Habel parle pour la première fois à la première personne, en italique, le deuxième soir, après l'annonce du suicide d'Eric Merrain, suicide qui n'est à tout prendre que la réalisation du meurtre symbolique de sa parole que constituait le vol de ses feuil­lets (vol qui ne nous sera narré qu'à la fin du roman, laquelle répond ainsi à ce début et encadre donc un texte dont le sujet sera sa propre possibilité de dire). De même qu'elle est réponse – non tant par son sens que par son être – à l'impuissance de la parole excluante du frère, cette parole à la première personne de Habel l'est à l'impuissance de la parole de séduction du Vieux. Car ni le frère ni le Vieux n'ont vu l'Ange de la Mort. C'est pourquoi la parole du frère sera, comme celle de Sabine, frappée d'inanité, cependant que celle du Vieux tentera dans le suicide une impossible saisie dé cette mort qu'est l'écriture. Le suicide du Vieux, comme le discours soli­taire de Sabine sont négation de cette expérience de sa propre impossibilité qu'est l’œuvre si l'on en croit encore Blanchot [14]. Habel, au contraire, vit dans cette expérience. Cette expérience est le creux, le lieu de son existence comme de son parcours.

* *
*

Qu'importe alors que les paroles qui l'entourent le prennent pour objet : il est à la fois sujet et objet de son propre silence élo­quent : « Marchant au même pas que le Vieux, il s'observait atten­tivement, essayait d'apercevoir en soi les yeux de l'Ange, ou tout au moins leur lumière » (p.152) [15]. Son existence même de personnage est donc de ce fait ambiguë : qui le parle ? Sabine ? Le Vieux ? Le frère ? Lui-même ? Ou l'écrivain ? Habel est-il personnage ? Est-il parole ? Et dans ce cas, quelle est cette parole à la fois sujet et objet ? C'est cette ambiguïté sur le statut de Habel dans le roman qui porte son nom – lui-même ambigu, comme on l'a vu en com­mençant –, qui me permettra de parler de sa transparence. Habel n'est-il pas cette parole du désastre qui s'évanouit dans l'acte même de son énonciation – par qui ?

Mais avant de préciser en quoi consiste cette transparence énigmatique, il convient de montrer que toute l'écriture du roman repose en partie, dans la mesure où elle nous apparaît de plus en plus elle-même comme son propre objet, sur un rapport ambigu entre le sujet et l'objet de la parole, ambiguïté qui deviendra de ce fait celle de son énonciation, c'est-à-dire, encore une fois, de sa spatialité.

Silence éloquent, Habel est poursuivi par des paroles. Non seu­lement celles dont on vient de voir la vaine entreprise de pouvoir, mais également « l'autre parole », non nommée et, pourquoi pas, silencieuse elle aussi, qui ne cesse de l'assaillir. Parole de la mort, peut-être, ou encore parole ressassant, comme pour Rodwan « ici et ailleurs l'épouvantable amour qui ne peut aimer, et son mutisme » [16], doublant çà et là, voix non identifiable et pourtant si terriblement identifiée, le récit de Habel dans ce récit même ?

Parole qui semble tirer son identité de l'impossibilité même de l'identifier. « Autre parole », en tout cas, toujours reconnue (« encore elle », est-il dit) et jamais nommée, si ce n'est par des jux­tapositions de voix dans le texte qui la livrent à notre interprétation hasardeuse, qui « font sur lui et autour de lui comme une tornade » (p.69). « Jusque dans les bras de Sabine, il est relancé par cette parole qui ne prend plus naissance qu'en elle-même, sans visage, qui attend toujours l'occasion et la trouve, cherche toujours sa cible et la trouve, et c'est Habel » (pp.88-89). La formulation même de ces derniers mots multiplie l'ambiguïté : cette parole dont Habel est la cible (ou l'objet ?) n'est-elle pas aussi Habel lui-même, qui devient cette parole dans et par son silence éloquent ? C'est pourquoi le nom que demandent à ce silence, dont on a vu l'entreprise nomi­nante, toutes ces choses (et non plus ces paroles) qui l'interpellent, est également « le nom sur lequel (Habel) sera jugé » (p.12).

Aussi retrouve-t-on la même ambiguïté, la même réversibilité de la nomination, désir de flamme, dans cet « horizon qui cherche un nom », certes, mais qui est également celui « à quoi les incendies prennent leur feu pour lui apprendre peut-être un nom » (p.13) : à l'horizon ? A Habel ? L'ambiguïté du désir est aussi signifiante ici que dans l'appel à Lily perdue : « Oh ! Lily, où m'as-tu perdu ?.. » (p.10), ou dans le retour de Habel au carrefour du destin où on l'a déjà vu de victime devenir – dans son langage – l'assassin. Or, c'est bien l'assassin par contre qui devient là victime lorsque Habel est rattrapé par une autre parole encore : l'écriture du Vieux (p.181), dans les papiers qu'il lui a volés (ou que le Vieux lui a laissé lui voler ?). N'est-ce pas, d'ailleurs, la lecture de ces papiers qui a fait quitter Sabine à Habel ? L'écriture qui rattrape le per­sonnage, et qui lui dicte malgré lui ses actions, n'est-elle pas en fin de compte, derrière le simulacre de la Dame de la Merci, celle du romancier de Habel ?

* *
*

Le roman commence, dans la relation de Habel et Sabine, par des jeux sur le langage et la nomination qui désignent la gratuité et les pouvoirs du scripteur. «Il faut [que Sabine] retourne tous les mots comme des gants, chaque mot doit devenir un mot à elle». Aussi peut-elle résolument, développant d'autres faisceaux d'ambiguïtés encore, appeler Habel « Kannibal, oubliant son vrai nom, qui n'était peut-être pas aussi vrai que ça au fond » (p.84) : la vérité de ce nom (lui-même ambigu) de Habel, qu'on a déjà vu se dédoubler en Ismaël, est-elle garantie par autre chose que par le bon vouloir de l'écrivain ?

Le carrefour est le lieu où Habel victime joue l'assassin, mais de cette réversibilité, de cette inversion, jaillit également l'inversion du sujet et de l'objet de la parole. Le carrefour est le lieu où se dit la parole non prononcée de Habel au frère dont la parole l'a amené là : ce frère énigmatique, lieu d'origine de qui la parole a produit l'exil de Habel, est lieu aussi de réception d'une parole que l'absence de ce lieu d'origine fait naître. N'est-il pas une sorte d'énonciateur problématique à qui échappe et revient la parole objet de sa parole ?

Ce carrefour d'exil par la parole du frère d'où Habel parle sans dire à ce frère absent est également le lieu d'où se produisent en écho la plupart des récits qui constituent le roman. Où l'attente de la mort et le développement de l'absence béante du lieu d'origine que remplit une parole silencieuse produit la rencontre de Lily et surtout du Vieux, tous deux double de la Mort, mais aussi de l'Ange de la Mort. Où, dans la mort dont indirectement dans l'exil la parole du frère l'a institué gardien, Habel devient comme l'écrivain l'est de son lieu d'origine, le gardien de son frère. Dans une certaine mesure, ne peut-on dire que c'est là aussi la fonction de l'écrivain exilé ? [17].

C'est pourquoi le sacrifice du chapitre 31, dans lequel on a vu entre autres la séparation de l'exilé par la parole de la ville des limites, peut être vu aussi comme une matérialisation de ce rite de la perte qu'est, après tout, l'écriture. Dans cette cérémonie, tel Rodwan dans le jeu scénique de La Danse du roi, Habel est à la fois celui qui voit et celui qui dit, celui dont il s'agit et celui qui dit l'autre. Non seulement en effet on a pu le voir s'inscrire dans le vide d'identité dessiné par la tête cachée du jeune homme sacrifié, mais de plus, il est à la fois le sacrifié dans la parole du Vieux, qui dit l'arrêt de son propre destin dans le moment du sacrifice, et celui dont la parole dit la mort du Vieux au moment où ce dernier dit le moment du sacrifice. Si l'on admet en effet que le plus souvent, les italiques désignent la parole silencieuse de Habel, la phrase en itali­que : « A ce moment-là, il était déjà un homme mort » qui suit l'annonce par le Vieux, en caractères romains : « Le moment est arrivé » (p.153), peut désigner le Vieux comme elle peut désigner Habel s'il n'en est pas le locuteur. Le Vieux ne disait-il pas trois pages plus haut : « Et je ne parle pas du mal qu'une victime est capable de vous faire, rien qu'en se prêtant à votre jeu » (p.150) ? La mort est donc à la fois celle de Habel, du Vieux, et de la victime effective du sacrifice, c'est-à-dire qu'elle est le lieu même de la parole qui dit et accomplit le sacrifice, comme elle est, selon Blan­chot, le lieu de l'écriture. Le sacrifice du jeune homme (au chap. 31), ou la prostitution de Habel (au chap.33), devient le point où l'œuvre « est à l'épreuve de son impossibilité » [18].

Car c'est bien l’œuvre, ou la narration, que désigne cette triple ambiguïté. Qui raconte à qui, dans le moment même du sacrifice, ces « histoires », ce texte dans lequel la parole individuelle va se fondre en l'impersonnel de l’œuvre, laquelle est à la fois leur nais­sance et leur perte ? « Comme ces histoires qu'il se racontait. Elles n'annonçaient, ne répétaient que ça, à satiété. Sa fin allait se con­fondre avec son commencement, et tout ce qui serait après, ne serait encore indépendamment de lui qu'une d'entre ces histoires » (pp. 153-154).

Cette triple mort devient donc en plus, au-delà, à travers la transparence du jeune homme, de Habel et du Vieux, celle d'une parole au moment et dans le moment de son énonciation. Parole dans laquelle il n'est pas interdit de voir celle-là même de l'auteur, qui naît à la gloire du texte dans son énonciation, et se perd, meurt au même instant, dans l'impersonnalité de ce texte. Mais parole que cette perte spatialise, réalise dans sa dispersion, dans la catastrophe et l'impossibilité du texte au moment de sa rupture avec les sim­plismes d'un discours univoque. C'est là probablement le sens ultime de la parole solitaire du Vieux, double de Habel, et parodie de l'écrivain à la fois : au-delà du simplisme de l'opposition du bien et du mal, ce dont il s'agit pour lui, c'est « de la trace presque impersonnelle qu'il se trouve être seul à pouvoir suivre et combler, cet espace, ou quel que soit son nom, ouvert et désolé, vaste comme une catastrophe et en même temps aussi étroit que le fil d'un rasoir, qu'on est, qu'on a toujours été seul à pouvoir habiter et de l'impossibilité à l'habiter, à la remplir » (p.49).

* *
*

Cette ambiguïté triple ou quadruple dont le commun dénomi­nateur est la parole, ou sa possibilité, développe de plus tout un jeu entre ses différents termes, ou ses différents locuteurs-personnages. Habel est un personnage-locuteur transparent derrière lequel, ou dans la parole silencieuse – la voix seconde – de qui on peut par­fois deviner l'écrivain, l'énonciateur de cette parole. Ainsi, lorsque le personnage poursuit l'horizon qui cherche un nom au-delà de la parole de Sabine : son vocabulaire, son langage à la tonalité poé­tique accusée, tranchent avec la trivialité du discours de Sabine. Le jeu sur les niveaux de langage institue alors une sorte de bipolarité spatiale des lieux d'énonciation : la parole silencieuse de Habel – et, derrière lui, de l'écrivain ? – situe son énonciation dans cet « horizon qui cherche un nom », ou encore ce lieu idéal que constitue la quête de Lily en elle-même, par opposition à l'«ici et maintenant » du discours de Sabine en sa trivialité relative. Le lieu de la parole de Habel comme de l'énonciation littéraire est alors l'absence, le désir et la perte, là où celui du dire de Sabine est un présent sans arrière­paysage, sans absence, et niant même cette absence.

La même opposition entre la transparence de Habel à travers laquelle on peut lire la perte où s'inscrit l'énonciation, et l'ici et maintenant opaque, se retrouve par exemple lorsque, au super­marché du chapitre 19, le récit silencieux de double absence de Habel narrant à son frère sa rencontre avec Lily, est interrompu par une vieille dame demandant du parmesan au vendeur qu'est, après tout, Habel (pp.92 et suivantes).

Ce jeu sur deux registres de langage dessine cependant d'autres configurations de locuteurs. Le registre plus ou moins convention­nellement trivial n'est pas seulement celui de Sabine, ou de tel autre personnage dont la présence « prosaïque » s'opposerait au lieu d'absence de l'énonciation « poétique » de la parole silencieuse d'un Habel derrière la transparence de qui on devinerait l'écrivain. Des passages de simple récit par l'écrivain narrateur anonyme ne se privent pas d'utiliser la même convention de trivialité. Par exemple, telle description de la promenade de Sabine et Habel dans la ville : « Ils jouent à colin-maillard avec les bagnoles, ils dansent autour des nanas de marbre qui posent toutes nues dans les jardins » (p.10). Mais dans de tels passages, la convention se donne à voir, et développe une sorte de dédoublement du locuteur dans un faux dis­cours indirect, qui, certes, donne voix en quelque sorte à ce qui pourrait être la pensée, ou la perception des personnages, mais ins­titue surtout l'ambiguïté de l'énonciateur en système signifiant. C'est pourquoi on y trouve bien souvent des associations de regis­tres hétérogènes de langage, associations qui répudient tout réalisme pour souligner la convention du réalisme même et, au-delà, donner à voir l'énonciation et son travail. Ainsi, le langage conventionnel­lement trivial de tel récit sera-t-il fréquemment parsemé d'allusions ou de vocabulaire mythologiques (par exemple, p.23 : le phaéton, la méduse) qui brisent la cohérence du registre « trivial » que requer­rait un discours indirect « réaliste ». Ou, plus simplement, dans un même passage, trouve-t-on le vocabulaire argotique côte à côte avec un vocabulaire plus recherché (par exemple, p.63 : « Habel s'avise à ce moment que des cognes réclament un peu plus loin leurs papiers aux plus jeunes des passants [...] Il s'engouffre dans une venelle»).

Cette mise en spectacle du faux discours indirect d'un récit «par l'intérieur du personnage» pourtant assumé par le narrateur, fait de Habel une sorte de personnage transparent, lui-même dési­gnant sa convention. Aussi n'est-ce pas sans malice que l'écrivain fait juger par le personnage le texte d'un autre écrivain, la Dame de la Merci, retournant, déjà, les regards, et lui fait dire : « On ne savait pas qui disait je dans cette histoire » (p.184). Et c'est la même malice de l'écrivain encore qui fera développer sa pensée au per­sonnage quand il suivra bientôt Lily dans le « nulle part » de la folie : « Le Vieux était arrivé quelque part qui n'était nulle part. Moi, je ne vais pas de ce côté-là » (ibid).

L'écrivain et le personnage, donc, sans jamais se confondre, n'en jouent pas moins sur la rive sauvage du texte romanesque à intervertir leurs rôles. Ce qui fait que la parole-absence de Habel est souvent bien proche de ce lieu de perte de la parole qu'est l'énon­ciation littéraire chez Blanchot, au moment même où le récit de l'écrivain s'amuse au contraire avec la présence triviale d'un réel néanmoins conventionnel. Mais, par la transparence qu'il confère au personnage, le désir de la parole-absence de Habel devient le mouvement et la perte de l'énonciation romanesque, c'est-à-dire le lieu même où se dissout toute localisation possible de cette énoncia­tion.

LA PAROLE-ACCUEIL DE LA LIMITE

Or, le lieu commun à la parole de Habel et au dire du romancier est la ville d'exil, la ville des limites de Cours sur la rive sauvage. Et cette localisation de l'énonciation dans la limite même qui exclut le lieu tout en étant lieu d'absence, d'exil et de désir, va paradoxale­ment permettre, non pas le silence ou l'absence de l'exilé, mais au contraire une multiplication de la production du sens. N'était-ce pas dans la ville des limites de Cours sur la rive sauvage qu'Iven Zohar, en se séparant d'avec lui-même trouvait enfin le sens ? C'est pour­quoi cette figure de la séparation sur laquelle on a commencé la description de Habel est peut-être d'autant plus ambiguë qu'elle est ce lieu même d'un contrat diabolique où l'on reçoit le dire au prix de l'être. Mais l'être peut-il exister, être perçu, sans le dire ?

Le dire devient ainsi, non seulement la manifestation, mais la création de l'être dans le lieu de la limite qu'il constitue au même titre que la ville d'exil. Exil qui est d'abord celui de la parole. On avait vu l'écrivain jouer dès L'Incendie sur la mise en spectacle de la convention d'un langage. Or, cette convention désignait déjà alors en partie une absence : celle d'une parole paysanne, entre autres, qu'il s'agissait de découvrir, de produire dans le désir de cette absence. La « tension didactique » de L'Incendie reposait en partie sur l'absence suggérée par cette convention. Dans Habel, la con­vention d'un langage ambigu dessine et assume l'altérité du lieu d'énonciation : la ville et le dire qui séparent. Mais cette séparation, par. un dire dans la limite, va devenir multiplication du sens, même si ce sens sera en partie la perte, alors que les paroles désirées de L'Incendie étaient projetées comme positivité. Le. désir que mani­feste Habel est bien celui d'une parole et d'un sens, mais cette parole et ce sens sont essentiellement, comme on l'a déjà vu, leur propre perte, dans leur énonciation même.

* *
*

Quelque déceptif que soit le sens ultime (mais quel itinéraire initiatique nous dira le contraire ?), il ne peut se trouver qu'au prix de la séparation de l'être, comme dans Cours sur la rive sauvage, dans la ville des limites, qui est aussi mort du lieu. Le sens n'est-il pas d'abord abandon des trop confortables certitudes : celles par exemple du Frère, dont la vérité a exclu Habel du lieu d'origine ? Or, le sens ne peut être donné dans la citadelle close des certitudes, et l'exil, la séparation sont seuls capables de produire la compré­hension, depuis leur lieu, de la vérité barricadée de l'origine. Aussi Habel peut-il dire au Frère,, alors même qu'il s'apprête à se perdre à la suite de la folie de Lily : « Je sais aujourd'hui pourquoi j'ai fait tout ce chemin [...]. Vous avez une vérité [...]. Seulement moi aussi, j'en ai une à présent [...]. Une vérité qui a déjà sur la vôtre l'avan­tage de la comprendre. Une vérité qui voit [...] la citadelle où la vôtre s'est installée, et barricadée» (pp.175-176).

La vérité du lieu des limites est accueil et compréhension. L'origine même ne prend sens, de ce fait, que dans ce lieu des limites qui, de lieu étranger, devient le lieu du sens. Lieu du sens qu'est, paradoxalement, la maison de santé où l'on soigne Lily. Le mal, alors, n'est plus l'exil, mais bien au contraire d'être à l'extérieur de ce lieu de sens. « Dehors, étranger comme une conversation derrière un mur, tout bredouillement de malheur, un bruit stupide de l'autre côté du mur » (p.129). Toute parole hors du lieu des limites se réduit à ce bredouillement. L'exclusion par le Frère du lieu d'origine se retourne donc, dans la séparation même du lieu des limites, par la reconnaissance que Habel attend du sourire de Lily. Sourire qui nomme, qui donne un sens, regard identifiant. Sourire vers lequel tend tout le désir de Habel, qui est aussi un désir d'être (p.119). C'est pourquoi Habel veut, non pas tant savoir et connaître Lily, qu'être su par elle, car il n'existe que dans cette reconnaissance.

Et tout comme le sourire de Lily, la parole du Vieux est ce regard qui consacre, qui donne le sens. Aussi Habel a-t-il « envie de retrouver cet homme, envie de le faire parler encore, qu'il lui explique tout, lui fasse comprendre Sabine, Lily, le monde » (p.90). Le Vieux ne sait-il pas, avant Habel même, que sera le comporte­ment de ce dernier, et par exemple qu'il viendrait tel soir au carre­four (p.139) ? « Il avait beau être une putain et payer ses amants, il ne parlait que de nous ! » (p.175), Là encore, la relation sujet-objet comme on l'a déjà vu plus haut, s'inverse, et c'est pourquoi le lieu du sacrifice est le lieu où se délivre le sens :

Qu'importe alors que le sens soit mutilation, perte ? Le sacri­fice seul donne ce sens déceptif qui échappera toujours à la vérité barricadée du Frère. Donné dans les trois lieux ultimes de la limite, la maison du sacrifice, l'appartement de la prostitution de Habel au Vieux, et la maison de santé où Habel suivra le non-sens de Lily, le sens est cette perte qui ne peut vous reconnaître que dans ce triple non-lieu. Mais il ne peut y avoir de reconnaissance que dans cette absence du sens comme du lieu, sur la rive sauvage de la limite qu'est également l'écriture du roman.



[1] Dib (Mohammed), Habel. Paris, Le Seuil, 1977.

[2] Les Nouvelles littéraires, 23-30 juin 1977 (Mohammed Khair-Eddine) ; La Croix, 26-27 juin 1977 (L. Guissard) ; Algérie-Actualité, n° 23, l l juillet 1977 (M.A.) ; Le Temps (Tunis, 20 juillet 1977 ; Le Figaro, 23-24 juillet 1977 (G. Guillot) ; L'Algérien en Europe, n°263 ; 15 octobre 1977 (M. Brahimi) ; L'Afrique littéraire et artistique n° 45, 3e trimestre 1977 (Salim JAY). Ce relevé des premières recensions journalistiques souligne d'abord l'absence relative de la critique française «de gauche» qui était jusque-là à l'affût des précédents romans de Dib. Est-ce parce que Habel comme son personnage principal porte en lui le meurtre de tout discours de récupération, même et surtout de bonne volonté ?

[3] Ainsi la Cité sur laquelle veut régner sans partage le Frère, est-elle la Cité Etat de l'Algérie politique actuelle, certes, mais aussi la Cité de l'Islam et, pourquoi pas, la Cité du Sens. Car Ismaël le septième Imam a été déshérité au profit de son frère, et c'est précisément le septième soir d'attente au carrefour, que Habel va raconter comment il fut exilé (début du chapitre 12, pp.55-56). Or, les Ismaïliens que l'on peut retrouver dans l'ensemble du monde musulman, en représentent l'ésotérisme qu'illustre l'Encyclopédie des « Frères de la Pureté », chez qui le Mahdi qui doit « délivrer le monde » est le septième « Parleur », le sixième étant Muhammad. Et les textes des « Parleurs » sont recouverts de voiles qu'il faut déchirer pour découvrir leur vérité cachée, laquelle n'est plus liée à un seul dogme, mais révélée au-delà d'elle-même par toute religion permettant une interprétation symbolique. On reconnaît ici bien des aspects de l'ésotérique recherche sur la parole qu'on peut lire dans l'ensemble de l’œuvre de Dib. Les Mendiants de Dieu du Maître de Chasse, parmi lesquels Hakim Madjar est considéré par les Ouled Salem comme le Saint qui délivre, le Mahdi (à qui peut renvoyer le nom de Madjar, cependant que Hakim est aussi le prénom d'un calife fatimide ismaïlien (996-1021), Mahdi des Druzes), mais aussi la quête orphique d'Iven Zohar dans Cours sur la rive sauvage, ou encore l'entreprise de déchiffrement dans laquelle se consume le narrateur de La Dalle écrite. Ces indications facilitent de toute évidence la compréhension du texte dibien. Elles sont cependant déchiffrement paradigmatique de ce texte, déchiffrement dont j'ai déjà dit que selon moi il devait toujours se limiter à n'être qu'au service d'une description syntag­matique de l'écriture en sa productivité textuelle. Le déchiffrement paradigmatique limité à lui-même ne renvoie pas au texte, mais à ses extérieurs : référent ou signifié, dans l'élucidation desquels le texte se perd.

[4] Là encore, le déchiffrement d'une référence au désordre économique mondial, et à l'élaboration à partir des années 1975 de ce qu'on a appelé le « dialogue Nord-Sud » est aisé, et n'est pas inutile si l'on ne s'en contente pas. Sinon, pourquoi parler de jouissance, et de tout le désordre du Sens que ce terme implique ?

[5] En qui il n'est pas interdit de reconnaître Henry de Montherlant, dont le suicide en 1972, cinq ans avant la publication de Habel, peut avoir inspiré celui de la Dame de la Merci. Mais, même si sa vivacité était prouvée, qu'apporterait un tel décodage à la compréhension de l’œuvre ?

[6] Tout comme Kamal Waëd dans Dieu en Barbarie, faisant ainsi une nouvelle fois échec au simplisme d'une lecture idéologique.

[7] Qui me semblent cependant bien proches de celles de Rodwan dans La Danse du roi même superposition de visages, et même culpabilité mortelle non définie, mais liée à l'espace entr'ouvert de la maison des origines.

[8] La Danse du roi, p.105.

[9] p. 99 Nous apprenons que Lily, autre ambiguïté, s'appelle aussi Anna. Puisque séduction et mort il y a, n'est-il pas permis de songer à Dona Anna, la fille du Commandeur, c'est-à-dire du mort, dans le mythe de Don Juan, et intermédiaire privilégié, dans l'opéra de Mozart comme dans Le Trompeur de Séville de Tirso de Molina, entre Don Juan et la mort ? On peut aller plus loin dans le parallèle : dans la pièce de Tirso de Molina, Dona Anna n'apparaît jamais sur scène, mais nous entendons sa voix dans les coulisses réclamer la mort de Don Juan. Son absence, comme celle de Lily, n'est-elle pas celle de la mort qui ne peut être vue ?

[10] On retrouve la formule obsédante de La Danse du roi : « Il n'y a pas de réponse », ou du Maître de Chasse : « Une réponse se réduisant au mot « rien ».

[11] J'emprunte le concept à Blanchot (Maurice), L'Ecriture du désastre. Paris, Galli­mard, 1980.

[12] Le passage cité concerne Lily. Pour le Vieux, on trouve l'expression dès la p.30 « Ce qui commençait là n'avait pas de nom, en fait. C'était ce qui n'a jamais de nom, ce qui défie les prévisions, déjoue les calculs. »

[13] Blanchot, op. cit., pp. 105-106.

[14] Blanchot (Maurice), L'Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1968 (1° éd. 1955), pp. 114 et 101.

[15] Lumière en laquelle on reconnaîtra la « miraculeuse clarté » qui fait face à Rodwan sur la tertre bosselé de roches » de La Danse du roi (p.103), liée à la mort de son père, mais aussi à ce « visage d'ombre d'où s'écoulait le discours », à travers « ces triples eaux réunies... » par inadvertance ?.. et séparées : l'éclairage, la voix, le silence. » (p.51). Lumière de la mort, certes, mais aussi plongée «dans les sources de ténèbres [où] surprendre cette parole à son véritable point d'émission, non sur un visage, mais à son origine inéclaircie, plus oubliée que l'oubli, et dont rôdaient et criaient en lui une nostalgie, un amour et une haine à côté desquels la mort qui unit elle aussi le commencement et la fin est plus douce, plus chari­table. » (p.52). Sur « L'Ishrâq (ou théosophie de la lumière) chez Dib », on pourra également consulter l'article de Sari-Mostefa-Kara (Fewzia), dans la Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée (Aix), n' 22, 2e semestre 1976, pp. 109-117.

[16] La Danse du roi, p.51.

[17] Voir la page blanche portant la seule question : « Suis-je le gardien de mon frère ? », p.60. Page qui coupe le chapitre 13, juste avant que la voix nous montre comment Dieu confia la garde de la mort à l'Ange, p.61.

[18] Blanchot, L Espace littéraire. op. cit., p. 101.