Le champ littéraire maghrébin francophone,
du « postcolonial » au « post-moderne » :
Quelle « scénographie interne » ?

Charles Bonn
Lyon 2

L’effet anthropologique et la première sommation par l’histoire. 3

Une scénographie attendue. 3

Centre et périphérie. 4

Quelle historicité ?. 6

Objet et discours. 8

La contestation d’un genre littéraire importé. 10

Une voix des limites. 11

Une scénographie de l’engagement 13

Quel récit de la guerre ?. 14

Quel « roman engagé » ?. 15

Une « scénographie » anachronique à usage interne. 18

Une énonciation spatialisée. 19

Raconter depuis des espaces clos. 20

La non-maîtrise de l’espace d’énonciation. 21

Les romans délocalisés. 23

La recherche d’une continuité temporelle ?. 26

Avant-gardisme et monstres sacrés : fécondité du malentendu. 26

Roman historique et retour du référent 29

La prise en compte de l’histoire comme prétexte à l’évacuation de l’histoire ?. 37

 

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Dans un précédent article, consacré à un historique de la réception de la littérature maghrébine francophone, j’avais eu recours à la « théorie postcoloniale » fort prisée aux États-Unis, pour rendre compte de la relation crispée qui a sous-tendu longtemps le champ littéraire maghrébin francophone, et telle que j’ai pu moi-même y être impliqué à mon corps défendant en tant que critique étranger, issu bien malgré moi de ce « Centre », ex-puissance colonisatrice, dont la reconnaissance reste un élément essentiel. Cette théorie postcoloniale est connue en France en partie grâce à l’ouvrage de Jean-Marc Moura, Littératures francophone et théorie postcoloniale, paru aux PUF en 1999, dont le chapitre le plus intéressant [1] tente de caractériser les « Poétiques » post-coloniales telles que les conçoit cette théorie à travers deux « scénographies » (Il emprunte le terme à Maingueneau [2]), l’une « externe » concernant essentiellement la réception, et l’autre « interne » aux œuvres proprement dites. Mon premier article, concernant essentiellement la réception, avait cependant modifié l’ordre dans lequel Moura présente les différents « effets » sur lesquels repose la « scénographie externe », en commençant par « l’effet anthologique », qui illustre le mieux la dynamique groupale décrite par Ashcroft, Griffith, et Tiffin [3], pour terminer sur les éditeurs, chez lesquels cette scénographie peu à peu perd son sens, peut-être parce que c’est au niveau de l’édition que se perçoit le plus vite la modification de l’attente des lecteurs, et partant peut-être aussi celle d’une dynamique plus globale. Et j’avais rejeté dans la « scénographie interne » que j’aborde maintenant, ce que Moura appelle « l’effet anthropologique », car lié à la thématique propre des œuvres et non plus seulement à leur réception, même si la thématique est souvent commandée par la réception. Or dans le domaine maghrébin l’évolution de cet « effet anthropologique » contredit plus encore que celle de l’édition la vision par trop globalisante de la théorie postcoloniale, dont on peut probablement dire qu’elle apparaît déjà datée ?

Car si la « scénographie externe » que met à jour la théorie post-coloniale s’est révélée particulièrement efficace dans les phases d’émergence de la littérature maghrébine, dans un contexte de modernité à forte connotation idéologique, la relève des générations et l’entrée dans ce que certains ont appelé « l’ère post-moderne » développe depuis la fin des années 80 une géographie de ce champ littéraire toute autre, où les oppositions binaires semblent laisser la place au banal, mais aussi au multiple. Banalisation et dissémination consécutive apparaissent bien de ce fait les marques d’un changement d’époque, dont la théorie post-coloniale ne semble pas véritablement tenir compte. Alors même que cette approche des textes littéraires se réclame de l’histoire, elle focalise sur une période de l’histoire (colonisation suivie de décolonisation) et ses problématiques essentiellement identitaires, dont la signification n’est plus actuelle. Du moins dans le champ littéraire dont elle fait son objet d’étude. Elle gomme donc l’historicité en s’en réclamant. Peut-être parce que l’histoire de la colonisation et de la décolonisation telles qu’elles concernent les littératures émergentes qui nous préoccupent ici s’est développée dans un espace autre que nord-américain ou australien [4], et représentent pour ces espaces une découverte récente à partir du moment où elles l’appliquent enfin à l’histoire de leurs propres minorités internes ?

Ces réserves étant formulées, examinons à présent ce que Moura appelle la « scénographie interne », dans l’exemple de la littérature maghrébine, puis des littératures issues de l’Immigration maghrébine en France, dont on pourra mieux cerner la spécificité du fonctionnement à partir d’une interrogation plus centrée sur les textes que sur leur environnement.

L’effet anthropologique et la première sommation par l’histoire

Une scénographie attendue

Ayant pour fonction de construire un espace de signification nouveau, le dialogue postcolonial entre l’œuvre et sa réception, dialogue où la réception peut parfois précéder la production, dans la mesure où celle-ci répond souvent à une attente provoquée par l’actualité politique, s’attachera d’abord à rechercher les éléments préexistants sur lesquels s’appuyer. En cela le savoir anthropologique sur cet espace différent par rapport à l’espace des premiers lecteurs, le plus souvent occidentaux, sera d’un apport précieux. Il sera d’autant plus crédible que les premiers textes issus d’un espace littéraire problématique sont en grande partie appelés, comme on l’a déjà vu dans l’article précédent, par un public constitué surtout des premiers militants anticolonialistes, à une époque où la gauche française institutionnelle s’attachait encore à la « mission civilisatrice de la colonisation ». Ce public attend une justification civilisationnelle de l’objet même de son militantisme : il s’agit de faire pièce au discours établi alors, et selon lequel la colonisation aurait apporté la civilisation dans un espace culturellement vierge. Montrer que, même différente de l’« humanisme » occidentaliste et de sa prétention universaliste, une civilisation existait bien là avant la colonisation, qui l’a en grande partie délabrée.

Ce rappel cependant va me permettre, tout en mettant en situation la scénographie anthropologique, d’insister davantage que ne le fait la théorie postcoloniale, sur l’inscription historique de cette attente. La scénographie postcoloniale ne peut pas à mon sens, comme le présupposent implicitement ses promoteurs américains ou australiens, être une constante uniquement géographique et quasiment a-temporelle de certaines aires de production littéraire : la perception de l’espace culturel comme de l’espace politique mondiaux change, d’une époque à l’autre, et de ce point de vue la décolonisation est un phénomène historiquement limité, mais qui du fait même de sa limitation temporelle représente une révolution fondamentale dans la perception que nous avons eue et que nous avons de la répartition de l’espace mondial. C’est pourquoi l’émergence des littératures des pays anciennement colonisés est un phénomène historiquement daté, du moins au niveau de la perception qu’on a pu en avoir, c’est-à-dire dans sa reconnaissance en tant que groupe culturel nouveau.

La littérature maghrébine a été perçue en tant que telle dans les années cinquante au moment où la dynamique de la décolonisation se mettait en place. Ou plutôt, c'est au courant de ces années 1950-1954 pendant lesquelles le Maroc et la Tunisie étaient déjà engagés dans la "crise" qui devait les mener à l'Indépendance en 1956, cependant que l'Algérie semblait calme après l'écrasement de la révolte du 8 mai 1945, jusqu'à l'éclatement de la lutte armée le premier novembre 1954, qu'on commença à prendre conscience d'une littérature qui existait, on le sait, bien avant [5]. Cette littérature a surtout été connue et diffusée ensuite à la lumière de la guerre d'Algérie, de laquelle les noms les plus connus, parmi lesquels ceux de Kateb Yacine, d'Assia Djebar ou de Mohammed Dib, sont longtemps restés inséparables dans l'opinion publique. Inversement, plusieurs critiques, dont Albert Memmi, prédisaient en ce moment où cette littérature avait le plus d'impact, qu'elle mourrait jeune, condamnée qu'elle était selon eux par l'arabisation que prônaient les nationalistes. Et de fait on peut constater une forte baisse de sa production dès les années 1963 à 1965, cependant qu’actuellement encore le public associe souvent cette littérature au souvenir de la guerre d’Algérie, que le déplacement des feux de l’actualité sur une violence nouvelle et autre dans ce pays permet à présent d’évoquer.

Centre et périphérie

Si donc l’anthropologie est bien une des dynamiques majeures de l’émergence de la littérature maghrébine francophone dans les années cinquante, et si elle « vise à légitimer la culture [qu’elle illustre ainsi, en la] donnant pour le prolongement actuel de ses traditions » [6], on ne saurait la séparer du contexte daté dans lequel s’est d’abord développé ce que les historiens de la littérature maghrébine ont appelé « le courant ethnographique ». Ce courant est né en effet, on l’a vu, d’une attente ambiguë d’un public qui attendait la description de la Société maghrébine traditionnelle pour le contenu civilisationnel qu’elle allait lui apporter à l’appui de son militantisme anticolonialiste, c’est-à-dire à l’appui d’un discours autre que ce discours littéraire, et greffé sur un débat politique européen. La sympathie politique de ce public commanditaire en quelque sorte de ces textes produisait ainsi sans le vouloir une sorte de paternalisme, puisqu’au nom de l’intérêt du contenu de descriptions comme celles proposées par Feraoun, Mammeri, Sefrioui pour une démonstration qui prenait son sens dans un débat franco-français, elle oubliait tout simplement de prêter attention au signifiant de ce contenu : la qualité littéraire de ces descriptions n’était pas l’objet de cet intérêt. Comme si, implicitement, la question de la qualité littéraire de textes produits hors du « centre » traditionnel de la littérarité ne pouvait tout simplement pas se poser, la maîtrise du discours littéraire se situant nécessairement dans ce seul centre, auquel dans le meilleur des cas l’écrivain issu de la « périphérie » pouvait emprunter du mieux possible quelques modèles de lisibilité. La préface du Fils du Pauvre de Mouloud Feraoun inscrit d’ailleurs le projet du livre dans cette perspective :

Oh ! ce n’est ni de la poésie, ni une étude psychologique, ni même un roman d’aventure puisqu’il n’a pas d’imagination. Mais il a lu Montaigne et Rousseau, il a lu Daudet et Dickens (dans une traduction). Il voulait tout simplement, comme ces grands hommes, raconter sa propre histoire. Je vous disais qu’il était modeste ! Loin de sa pensée de se comparer à des génies ; il comptait seulement leur emprunter l’idée, « la sotte idée » de se peindre. Il considérait que s’il réussissait à faire quelque chose de cohérent, de complet, de lisible, il serait satisfait. Il croyait que sa vie valait la peine d’être connue, tout au moins de ses enfants et de ses petits-enfants. [7]

Le projet autobiographique rejoint ici le projet anthropologique, et va même plus loin : l’ « authenticité » que suppose l’autobiographie exclut la littérarité, qui manipule une fiction suspecte, et réservée à ceux qui peuvent ainsi jouer avec le signifiant depuis l’espace de maîtrise qui est le leur. C’est pourquoi la première phrase du premier roman de Feraoun, La Terre et le sang, s’empresse de préciser : « L’histoire qui va suivre a été réellement vécue dans un coin de Kabylie desservi par une route, ayant une école minuscule, une mosquée blanche, visible de loin, et plusieurs maisons surmontées d’un étage. » [8] : il s’agit bien de montrer que ce roman n’est pas une fiction, mais la simple relation de faits réels. La gratuité, le simulacre du jeu littéraire sont ainsi réservés au Centre, la Périphérie se retrouvant condamnée à l’« authentique », car elle n’est qu’objet dans un discours qui ne lui appartient pas.

Le regard anthropologique s’exerce depuis le Centre vers la Périphérie, même s’il est destiné à valoriser l’originalité de ce contenu périphérique. La maîtrise reste à l’espace dans les codes de qui cette originalité sera reconnue. C’est l’ambiguïté de la description, si « objective » se veuille-t-elle : l’objet ne peut être décrit qu’à travers un discours dans les codes duquel il acquiert une signification : une lisibilité. L’objet in-signifiant n’existe pas, ou en tout cas il n’intéresse pas le destinataire d’une description, qui n’aura d’intérêt que si elle met en signification cet objet. Or en l’occurrence la mise en signification, y-compris lorsque son objet est mis en valeur dans sa différence par rapport à une norme véhiculée par le discours de la Centralité, se fait dans le système de références et de connotations propres au Centre. Zola a beau avoir été ce qu’on appellerait aujourd’hui « de gauche », la description qu’il fait de la manifestation des mineurs dans Germinal n’en est pas moins, par le jeu métaphorique, animalisation, naturalisation de ceux-ci sous le regard des propriétaires de la mine, qui sont aussi les seuls dans ce passage à commenter le spectacle [9]. De manière comparable, Le Rouge et le Noir, de Stendhal, commence par une description des habitants de Verrières du point de vue du visiteur parisien. Le récit proprement dit du Fils du Pauvre commence par :

Le touriste qui ose pénétrer au cœur de la Kabylie admire par conviction ou par devoir, des sites qu’il trouve merveilleux, des paysages qui lui semblent pleins de poésie et éprouve toujours une indulgente sympathie pour les mœurs des habitants. [10]

Et c’est à ce touriste que sera explicitement adressée la description du village qui suit. Par ailleurs il est facile de montrer que les références culturelles et particulièrement littéraires du Fils du Pauvre comme de la plupart des romans de ce qu’on a appelé « le roman ethnographique », ainsi que leur fonctionnement métaphorique, en situent en fait le lieu d’énonciation dans l’espace de références de nos « humanités » bien françaises. J’ai déjà montré ailleurs que les héros des poèmes kabyles dont parle Feraoun sont « aussi rusés qu’Ulysse, aussi fiers que Tartarin, aussi maigres que Don Quichotte » (p. 15), alors que le gros propriétaire kabyle est « pareil au financier de la fable » (p. 16). Et s’il faut expliquer comment la famille de Fouroulou cache sa division, on a recours à Molière : « ‘Je te pardonne, à charge que tu mourras’, dit Géronte à Scapin » (p. 61). Certes, Feraoun a recours de temps en temps à une formule issue de la sagesse des anciens de son pays, comme par exemple à la fin du chapitre 2. Mais le langage des anciens est en quelque sorte rajouté ici, alors qu’il n’a pas servi à décrire les faits qu’on lui demande soudain de commenter. Il devient de ce fait ornement, objet exotique dans un discours littéraire dont le jeu de références est ailleurs [11]. La sentence des anciens est ainsi mise en spectacle dans une écriture qui n’est pas la sienne. Elle devient objet elle aussi. La scénographie anthropologique installe bien une dépendance, laquelle dans le contexte colonial peut être lue, comme elle l’a été par des intellectuels nationalistes de l’époque pour qui la littérarité n’était pas non plus le souci majeur [12], comme politiquement déviante. Or il est intéressant de noter que le reproche majeur de Mostefa Lacheraf à La Colline oubliée de Mouloud Mammeri, dans la célèbre polémique de 1953, est de refléter une « conscience anachronique ». Quelle que soit ce qu’on pourrait appeler leur déviance jdanoviste lorsqu’ils veulent faire servir la cause nationaliste présente par le texte littéraire algérien, ces critiques pointent ce qui dans la relation théâtralisée de cette scénographie anthropologique avec la puissance dominante est sans doute sa faiblesse majeure : le fait qu’elle développe des constantes civilisationnelles échappant à l’historicité de la situation politique présente. L’anthropologie décrit les constantes d’une civilisation. La mise en signification de ces constantes par rapport à une actualité politique se fait dans un autre discours, et le lieu de cet autre discours, même s’il est ici illustré par des nationalistes algériens, est ailleurs.

Quelle historicité ?

Pourtant l’exemple était mal choisi, car La Colline oubliée ne se contentait pas de décrire la société autochtone hors du temps, comme le faisait à la même époque au Maroc Ahmed Sefrioui dans Le Chapelet d’ambre ou La Boite à merveilles [13] : tout le pathétique du livre lui vient précisément de ce qu’il montre la rencontre tragique entre ces structures culturelles atemporelles et l’histoire du présent. Loin de l’anthropologie de Frobenius [14] et de sa mythification d’une « âme » africaine étrangère à l’historicité et à la décadence européennes, l’anthropologie dont il s’agirait ici serait plutôt celle de Tristes Tropiques de Claude Levi-Strauss [15] : les sociétés « primitives » ne peuvent être décrites qu’au prix de leur perte, car la description anthropologique est un discours occidental, qui introduit dans leur espace une historicité destructrice en ce qu’elle n’est pas la leur. Mais l’erreur de ces lecteurs nationalistes de l’époque est elle-même datée, historique : elle illustre, côté algérien cette fois-ci, un malentendu de lecture finalement peu éloigné même si ses conclusions sont contraires, de celui qu’on a vu, chez les militants anticolonialistes français de la même époque, réclamer précisément ces textes descriptifs que les nationalistes algériens refusent, à cause peut-être du malaise que n’importe qui ressentirait à se retrouver en position d’objet dans un discours descriptif dont les présupposés ne nous appartiendraient pas.

Or c’est encore au nom de l’historicité, de la modernité, que ces critiques nationalistes de 1953 vont se retrouver très vite eux-mêmes « anachroniques ». Mostefa Lacheraf le premier, dès 1968, dénoncera lors d’un colloque à Hammamet la célébration répétitive, après-coup, de la guerre d’indépendance : « cette veine à exploiter, toutes affaires cessantes bien après la fin de la guerre de libération, perpétue un nationalisme anachronique, et détourne les gens des réalités nouvelles. » [16] Mais surtout, l’enquête que j’ai pu faire au début des années 70 auprès des jeunes lecteurs algériens montre que ceux qui se détournent de leur littérature nationale le font en partie par rejet de deux thèmes dont ils la supposent nourrie (car le plus souvent les personnes donnant cette réponse n’ont guère lu cette littérature) : la description de la vie traditionnelle et le récit de la guerre d’Indépendance [17]. Moins de dix ans après cette guerre, la scénographie anthropologique et le récit commémoratif de la guerre de libération sont donc associés, par une jeunesse aspirant à la modernité, en un même anachronisme. C’est-à-dire dans une représentation contraire à ce que la description de la scénographie anthropologique par la théorie postcoloniale supposait !

Aussi le texte véritablement fondateur, si nous considérons cette époque d’émergence d’un point de vue plus littéraire, est-il Nedjma, de Kateb Yacine, précisément parce qu’on n’y trouve nulle trace de description anthropologique, même si Jean-Marc Moura y cherche cette scénographie anthropologique dans la recréation du mythe des Keblouti qui constitue une dimension essentielle du roman. Je dirai même que si scénographie postcoloniale il y a dans ce roman, c’est peut-être bien a-contrario : le roman ne comporte aucune véritable description, et en tout cas aucune description anthropologique du type de celle que nous proposent les premiers chapitres du Fils du Pauvre. Ou alors ce que j’appellerai des « anti-descriptions » : le seul passage qui pourrait apparaître comme descriptif dans ce roman est celui de l’arrivée du train de Lakhdar à Bône [18]. Or une analyse un peu approfondie montrera vite qu’il s’agit d’une description ostensiblement déceptive : la surcharge métaphorique en déréalise complètement l’objet, cassant du même coup l’illusion réaliste en la parodiant. Cette parodie de description renvoie de ce fait le principe même de description, base de la scénographie anthropologique, à son inadaptation. La description en tant que discours est ici balayée ironiquement comme un des éléments de ce discours romanesque hérité dont on a déjà vu par ailleurs combien il est mis à mal par la destruction de la chronologie, de l’unité du narrateur central, de l’unité de récit, de la cohérence psychologique, etc. Certes, l’épopée des ancêtres peut être assimilée à un légendaire qui participe à cette exhibition de la culture d’origine par la scénographie anthropologique, et elle exerce une véritable fascination dans une grande partie du roman. Mais elle n’en est pas moins elle aussi victime de ce burlesque au moyen duquel Kateb met à mal tous les discours établis, que ce soit celui du roman comme on vient de le voir, ou celui de l’Islam, ou celui, enfin, de l’épopée : la réalisation de cette épopée par le voyage au Nadhor, lieu d’origine de la Tribu, se termine en queue de poisson : Si Mokhtar initiateur de ce voyage meurt d’une décharge de chevrotines dans le gros orteil, faisant sombrer ce récit dans le dérisoire et l’irréel : celui-là de ce rêve éveillé dans lequel Rachid continue à le raconter entre deux bouffées de kif !

Enfin, si la description anthropologique est ainsi mise à mal par ce roman qui deviendra par la suite la référence intertextuelle interne majeure des écrivains maghrébins, force nous est de constater aussi qu’il semble bien en sonner le glas dans la littérature algérienne en tout cas : il faudra attendre Le Village des Asphodèles d’Ali Boumahdi en 1970 [19] pour retrouver parmi les textes les plus valables de cette littérature un retour au roman ethnographique. Et par ailleurs Ali Boumahdi, malgré la qualité indéniable de son livre, est dans cette littérature une sorte de marginal, plus ou moins atypique et extérieur à tous les débats qui en ont animé le champ, comme il l’est aussi du circuit éditorial des autres écrivains maghrébins de cette époque.[20]

Objet et discours

Cette longue contestation du concept de scénographie anthropologique lorsqu’il ignore l’historicité des textes souligne donc que si ce concept peut paraître opératoire pour des textes descriptifs francophones devenus des sortes de monuments intemporels dans d’autres aires de la Francophonie, comme L’Enfant noir de Camara Laye [21] ou Maria Chapdelaine de Louis Hémon [22] , il apparaît plus complexe pour une grande partie de la littérature maghrébine émergente, particulièrement algérienne. Dans le contexte maghrébin en effet le recul face à l’origine du discours anthropologique semble plus grand, plus critique, plus directement en prise avec le politique. Dès lors ce discours y apparaît immédiatement daté et connoté à la fois, parfois de manière caricaturale. Pour reprendre ma formule initiale, je dirai que nul discours n’entre ici s’il ne décline qui il est. Peut-être parce que l’espace maghrébin, traditionnellement lieu d’entrecroisement de cultures par la mise en scène réciproque de leurs discours ou de leurs langues, qui n’y sont jamais réduits à une fonction uniquement dénotative, est plus qu’un autre attentif à l’identité et à l’histoire des dires qui le prennent pour objet ? C’est énoncer une platitude que d’affirmer que le choix d’une langue ou d’un discours est ici d’emblée prise de position idéologique, rappel historique aussi de ceux qui ont choisi cette langue ou ce discours avant le locuteur présent. Et que dès lors le choix par un responsable politique de s’exprimer en arabe littéraire ou en arabe dialectal n’est jamais anodin, comme ne l’est pas le fait d’autoriser ou d’interdire l’usage officiel du berbère. Mais de la même façon le discours anthropologique a une histoire, qu’on ne peut ignorer lorsqu’on y a recours, même si les débats idéologiques autour de « l’assimilation » ou non de Feraoun, Mammeri ou Sefrioui, et plus tard d’Aïcha Lemsine, longtemps à la mode à l’Université d’Alger, ont fait long feu à présent et sont dénoncés à leur tour comme une clôture idéologique suspecte. [23]

On retiendra surtout de ce débat que la scénographie anthropologique repose sur ce que j’appellerai une naïveté fondamentale : celle qui consiste à ne s’attacher qu’à l’objet anthropologique représenté, sans s’interroger sur la nature de discours de cette représentation, et sur sa signification changeante selon l’époque, mouvante, de sa performance. Dès le moment où l’attention anthropologique des premiers lecteurs de cette littérature fut perçue comme extérieure, quelle que fût sa bonne volonté politique, elle ne pouvait être perçue à l’intérieur de l’espace qui en était l’objet que comme regard exotique ou paternaliste. Mais à son tour la dénonciation idéologique de ce regard extérieur devait vite se transformer en une nouvelle « langue de bois » ignorant la réalité littéraire des textes, et fait l’objet à présent d’une réévaluation critique. Autant dire que la « posture anthropologique » n’est pas un invariant des littératures dites « post-coloniales », dont on a vu qu’elle sert surtout à évacuer l’historicité, y-compris dans un discours idéologique de parti se réclamant de l’histoire, comme le discours universitaire « engagé » signalé plus haut.

Il est d’ailleurs intéressant de noter que l’ inscription apparemment la plus historique de cette « posture anthropologique », selon Moura, celle qui par le biais du mythe et de la légende a constitué le « peuple » en sujet historique en Europe à la fin du 18ème siècle, pour aboutir par exemple à La Légende des siècles de Victor Hugo quelques décennies plus tard [24], fonctionne dans les meilleurs textes maghrébins à contre-emploi : La légende des Keblouti occupe certes fortement la diégèse de Nedjma de Kateb Yacine, mais c’est pour y être exhibée comme inefficace pour l’inscription dans l’histoire et la production d’une identité nationale, dans l’épisode somme toute burlesque du voyage au Nadhor : Si Mokhtar le porte-parole de cette légende n’y est qu’un bouffon qui meurt contre toute vraisemblance, si ce n’est celle de la farce, d’une décharge de chevrotine dans le gros orteil, sans cesser de jouer du luth. Par contre le mythe du « peuple » algérien unanime contre l’occupant n’a jamais servi en Algérie qu’à gommer précisément la réalité historique dans la littérature commandée par l’idéologie et publiée à la SNED ou dans la revue Promesses autour de 1970. [25] Au lieu de participer à instituer le peuple en sujet politique, ce mythe sert au contraire ici, comme l’a montré Barthes dans ses Mythologies, à évacuer l’histoire.

La contestation d’un genre littéraire importé

Cette contestation de « l’effet anthropologique » comme constante supposée a-historique des « littératures postcoloniales » contient comme implicite la contestation d’un discours sur la « réalité » maghrébine, dont le lieu de lisibilité était le « Centre » du champ littéraire où se joue la scénographie postcoloniale, cependant que la réalité décrite en était objet périphérique. Si cet « effet anthropologique » fut immédiatement contesté  par les nationalistes algériens en particulier, on peut donc souligner, d’abord, qu’il n’y a pas unité de point de vue entre le discours littéraire et le discours idéologique, et que le premier ne peut en aucun cas être ramené au propos revendicatif du second par rapport à un « centre » contesté et séduit à la fois. C’est pourquoi un texte comme Nedjma, de Kateb Yacine, devait très vite apporter une remise en question radicale du principe même de la description réaliste, après laquelle le roman descriptif s’est rapidement tari dans cette littérature, contrairement à l’attente d’un public occidental « bienveillant ». Or, plus encore que le principe de description, ce roman met d’abord à mal le genre même dont la description réaliste est un peu le fondement : le roman. Et cette mise à mal du genre occidental le plus consacré est probablement la dimension essentielle, théâtralisée, dans le domaine maghrébin en tout cas, de cette « scénographie » postcoloniale. Car Nedjma est d’abord cette formidable et ostensible mise à mal d’un modèle hérité, véhicule le plus sûr d’une domination discursive, d’un contrôle par le genre imposé, du foisonnement anarchique de la parole périphérique. Mise à mal, dès lors, parfaitement théâtralisée. Mais là il ne s’agit plus du tout, bien au contraire, de « posture anthropologique » !

La théâtralisation, ou « scénographie », du dire identitaire me semble un des procédés d’écriture par lesquels les textes littéraires maghrébins qui s’inscrivent dans la foulée de la contestation katébienne récusent le plus sûrement le modèle romanesque plus ou moins imposé, car à la dimension individualiste, solitaire et non-localisée de l’écriture comme de la lecture du roman (même si le roman décrit un espace bien réel et localisé, l’activité de l’écrivain comme celle de son lecteur sont solitaires, et peuvent se dérouler en n’importe quel endroit car l’espace de référence du langage romanesque est une sorte d’universalisme supposé de ses valeurs implicites, qui est celui de la société industrielle européenne ou américaine du XIXème et du XXème siècles), elle oppose un fonctionnement collectif, groupal. La subversion du genre romanesque par le récit épique chez Kateb, et la réalisation de ses inaccomplis dans le cycle théâtral du Cercle des représailles confère à l’œuvre sa dimension performative : cette subversion est littéralement créatrice d’un espace nouveau, clos sur lui-même dans sa définition tragique par le titre même du Cercle…, et cet espace ne vit que par le groupe des personnages qui y sont représentés-sacrifiés.

Pourtant, alors même que son écriture n’a rien de cette subversion formelle et s’applique au contraire à une conformité au modèle descriptif, le but explicite de Feraoun n’était-il pas déjà de « montrer que les Kabyles étaient précisément des hommes », c’est-à-dire une revendication d’existence collective dans le discours de l’humanisme, qui peut donc se lire aussi comme une scénographie collective ? Je propose donc d’affiner quelque peu cette contestation scripturale dont Nedjma est certes le modèle le plus évident, pour y appliquer comme pour la « scénographie externe » les différents modèles proposés là encore par Moura.

Une voix des limites

Moura propose d’abord de revenir à la notion aristotélicienne d’ethos, pour débusquer derrière le texte postcolonial une voix, un rapport à une parole originelle, qui est souvent celle de l’oralité. Si on le suit volontiers dans cette assertion, sachant la place de l’oralité dans des textes fondateurs comme Nedjma, encore, on le suit moins quand dans le même registre il parle du roman à thèse comme élément de cette vocalité des limites.

« Dans les littératures francophones, dit-il, ce rapport à la vocalité est fréquemment donné comme premier dans l’œuvre », et de citer les signaux formels comme l’indifférence à la chronologie, la relation au sacré en toute chose, et la présentation du récit comme émanant d’un conteur, comme le griot africain chez Birago Diop [26], le quimboiseur antillais chez Édouard Glissant, ou le conteur de La Nuit sacrée de Tahar Ben Jelloun., ainsi que le recours à une langue orale fictive, joual des québécois, créole des premiers récits de Raphaël Confiant, créolisation du français chez Kourouma, « qui attestent pleinement une vocalité donnée pour fondatrice » [27].

Dans la mesure où ils sont exhibés, ces éléments d’oralité participent bien en effet d’une scénographie, délimitant un territoire emblématique. On sait la place de l’oralité dans Nedjma à travers le récit de la geste des Keblouti, ou la mise en abîme des récits oraux des différents personnages dans les 3ème et 4ème parties du roman, entre autres. On sait moins que même si leurs écritures romanesques peuvent être qualifiées de plus mimétiques, Feraoun ou Mammeri ont tous deux été des découvreurs de la tradition orale kabyle. On sait moins, surtout, qu’un écrivain qualifié trop facilement de « réaliste » comme Mohammed Dib dans L’Incendie, développe en fait dans ce roman une mise en scène tout à fait originale d’une oralité paysanne fictive. Le langage paysan irreprésentable dans la langue et le genre romanesque occidental y intervient sous la forme d’un affichage de cette impossibilité de le représenter, qui crée ce que j’ai appelé une « tension didactique » double : elle attire l’attention sur la parole paradoxale s’offrant à notre lecture, et donc sur la nécessité d’inventer un langage, mais en même temps elle marque les limites du dire idéologique en fonction duquel pourtant le roman cependant est écrit, dans une perspective militante [28].

Cette « voix des limites » n’a donc même pas besoin pour s’exprimer de recourir à la violence d’écriture contre le modèle romanesque imposé que pratique Kateb et que décrivait Fanon dans Les Damnés de la terre, cité également par Moura et Ascroft & al. Par contre faut-il considérer la « littérature engagée » comme relevant de la même « vocalisation » ? L’exemple de L’Incendie qu’on vient de citer semble le permettre, dans la littérature maghrébine, et on pourrait peut-être développer une lecture comparable des « voix » oubliées, dans un rapport cependant étroit avec l’engagement, dans Les Alouettes naïves, et plus près de nous dans L’Amour, la fantasia, probablement le plus beau texte d’Assia Djebar [29] : voix féminines orales confrontées à la violence sans nom de la guerre, et mises en relief par exemple à travers un jeu sur les caractères italiques qui les isolent, jeu également familier à Mohammed Dib dans des textes ultérieurs pour dire une voix seconde, plus profonde, échappant fondamentalement à l’explication idéologique trop facile, et cependant en contact plus immédiat avec la violence brute, sans nom…

Pourtant l’engagement militant, souvent à coloration marxiste, de nombre de textes « post-coloniaux » cités par Moura dans ce même registre fort poétiquement intitulé « Une voix des limites », est-il pour autant à sa place ici ? Certes, les « romans de la contestation » africaine, de Sembène Ousmane à Mongo Beti, le théâtre révolutionnaire de Daniel Boukman ou de Kateb Yacine depuis L’Homme aux sandales de caoutchouc [30] développent bien une voix collective des opprimés face à la domination meurtrière de l’Impérialisme, pour reprendre ici le langage de l’époque. Et cette voix collective, en manifestant la limite du discours mondialiste de cet Impérialisme, entre bien dans cette dynamique postcoloniale. Mais peut-on donner à cette voix collective le même sens que celui qu’on vient de donner à la « voix » profonde, localisée, décrite dans Nedjma, comme également chez Dib ou Assia Djebar ? La contestation anti-impérialiste des années soixante-soixante-dix est d’abord internationaliste. Elle se réclame d’un universalisme de la revendication de justice pour les peuples opprimés, qu’on peut trouver au Maroc dans l’idéologie de la revue Souffles, par exemple. Le vécu charnel de l’horreur, que disent en Algérie Assia Djebar, Nabile Farès [31] ou Mohammed Dib n’est certes pas limité à un lieu précis, en l’occurrence l’Algérie en guerre : c’est bien dans la totalité de « ce monde », qu’il n’y a plus « aucun lieu » où vivre, « que cette déflagration meurtrière de votre terre », chez Nabile Farès [32], cependant que le dernier « roman » de Mohammed Dib, Comme un bruit d’abeilles [33] tisse cette violence à travers un ensemble de nouvelles reliées les unes aux autres à travers des lieux géographiques très éloignés, comme le faisait déjà les nouvelles de La Nuit sauvage [34] en 1995. Mais même si l’horreur de la guerre peut se rencontrer dans toutes les parties du monde, son vécu charnel procède d’une antériorité, d’un en deçà du langage qui s’apparente d’une certaine manière, peut-être, à la voix profonde décrite plus haut, et non au discours socialisé de l’idéologie. La Nuit sauvage comme la Rive sauvage [35], chez Dib, procèdent d’une même sauvagerie, qui est celle de l’antériorité, laquelle est fondamentalement a-sociale. Cette voix de l’antériorité ignore en tout cas le discours socialisé de l’idéologie.

Dès lors l’ethos du griot et celui des vietnamiens opprimés de L’Homme aux sandales de caoutchouc de Kateb ne sont pas de même nature, même si Moura applique ce concept aristotélicien aux deux textes. Pourtant l’association dans un même registre n’en est pas moins intéressante, car elle focalise sur la réception. Dans les deux cas cet ethos participe à une scénographie, qui est bien quant à elle de l’ordre de la « littérature postcoloniale ». D’ailleurs Moura entendait bien plus la « Voix des limites » dans le sens d’un signe culturel que dans celui d’une antériorité ontologique que je viens d’y lire. Le développement vers une antériorité que j’en ai fait à partir de Dib et Farès montre cependant s’il en était encore besoin que cette « voix des limites », même si elle participe à une « scénographie postcoloniale », ne peut pas entièrement y être réduite, et que dès lors cette scénographie manque peut-être certains aspects parmi les plus intéressants de la littérarité. Il n’en reste pas moins que l’approche de la thématique et des procédures de « l’engagement » à la lumière de ce concept de « voix » permet fort utilement, grâce à la scénographie induite, d’en dépasser la simple étude de contenus encore trop souvent pratiquée, et de montrer cet engagement « en situation », que l’on qualifie ou non cette situation, et donc cette scénographie, de postcoloniale. Pour la clarté de l’exposé on étudiera cependant ici cette scénographie de l’engagement dans une section séparée, même si on a reconnu l’intérêt de cette approche par la voix pour en rendre compte.

Une scénographie de l’engagement

La littérature maghrébine est encore assez souvent décrite comme étant d’abord une « littérature engagée », même si cette observation est parfois bien abusive. Mais il est indéniable qu’elle doit en tout cas sa reconnaissance et sa rapide diffusion à une attente militante d’opposants français au colonialisme, qu’Abdelkébir Khatibi l’un des premiers a décrite dans la première thèse sur cette littérature, déjà citée. La production littéraire algérienne de langue française en tout cas a été portée par cette attente, même si peu d’œuvres algériennes, particulièrement romanesques, seront pas la suite consacrées à cette guerre d’Algérie à laquelle on l’associe parfois encore dans l’opinion.

Quel récit de la guerre ?

On s'attendrait à ce qu'après une guerre aussi importante pour l'Algérie comme pour la France, dont on sait qu'elle a profondément bouleversé ceux qui l'ont vécue, l'Indépendance voie fleurir des récits de cette guerre, comme cela s'est vu ailleurs. Ces récits ne sont pas inexistants dans le roman algérien, mais ils montrent le plus souvent la difficulté de raconter cette guerre, à laquelle s'attache peut-être du côté français trop de mauvaise conscience, et du côté algérien trop de pudeur pour les uns et d’auto-censure pour les autres.

Le thème de la guerre se trouve surtout, à cette époque, dans la poésie qui suppose un moindre investissement éditorial et littéraire que le roman. Dans une tradition qui rappelle celle des poètes de la Résistance française quelque quinze ans plus tôt, les textes des poètes algériens de la guerre, en partie réunis dans les recueils de Denise Barrat, ou de J.E. Bencheikh et J. Levi-Valensi [36], sont davantage liés à l'événement qui les a produits, qu'à une dimension littéraire d'écrivains que le développement ultérieur d'une oeuvre aurait consacrés comme tels. On est presque étonné de trouver les noms de Kateb Yacine ou Mohammed Dib dans ces anthologies, tant leur nom évoque davantage leur oeuvre romanesque, ou une poésie dont la guerre n'est pas le thème essentiel. Inversement les noms moins connus d'Henri Kréa, Anna Gréki, Leila Djabali, Zhor Zerari sont indissociables de cette guerre à laquelle ils n'ont pourtant consacré que peu de textes [37]. Seuls Malek Haddad et Bachir Hadj-Ali échappent à cette inscription problématique du thème de la guerre dans l'histoire de la littérature algérienne. Mais leur oeuvre confirme ce qui vient d'être dit du primat de la poésie en ce qui concerne ce thème. Bachir Hadj-Ali est avec Mohammed Dib le plus grand poète algérien, mais à la différence de Dib il n'a pas publié de romans. Quant à Malek Haddad, s'il est le seul parmi ces poètes à avoir publié des romans en partie consacrés à la guerre, ne s'est-il pas d'abord fait connaître comme poète, dans Le Malheur en danger qui eut en 1956, en même temps que Nedjma de Kateb Yacine, mais sur un autre plan, une sorte de fonction inaugurale ? De plus, ses romans eux-mêmes ne valent-ils pas d'abord par leur lyrisme, où bien souvent on devine le "je" du poète sous le "il" désignant le héros de la convention narrative ? Enfin, le silence de l'auteur à partir de l'Indépendance, accompagnant une politique culturelle où comme responsable il privilégiait une littérature commémorative bien stérile, pose à son tour des questions.

Les romans de la guerre n'apparaissent que dans les dernières années de celle-ci, et ce sont d'abord ceux Malek Haddad, entre 1958 et 1961 [38]. Assia Djebar, la première, tente une fresque de la Société algérienne en guerre dépassant l'écriture quelque peu monologique de Malek Haddad, avec Les Enfants du Nouveau Monde (1962). Dépassant l'écriture parfois auto-complaisante de Malek Haddad, Assia Djebar passe, du moins dans son projet qui est de donner voix aux principales paroles en présence, à ce que j'appellerai une énonciation à la troisième personne. Car pour être représentatives des différents vécus en présence, ces paroles doivent nécessairement être distanciées, dans leur juxtaposition symbolique elle-même. On trouve ainsi dans ces textes, une approche de ce plurilinguisme dont la théorie littéraire depuis Bakhtine fait une des caractéristiques du genre romanesque. Mais ce roman, pourtant assez bien venu, souffre de la contradiction entre un projet didactique parfois rigide, même s'il sait éviter le manichéisme, et la projection de l'auteur dans l'un de ses personnages, intellectuelle algérienne acculturée comme elle, qui rend ce roman attachant.

Les romans algériens de la guerre, du moins ceux écrits pendant les événements ou peu après par des écrivains algériens confirmés, apparaissent donc somme toute fort peu comme une scénographie collective du rapport des colonisés aux colonisateurs, mais plutôt comme une insertion de leur « je » individuel et volontiers humaniste dans un débat politique que de ce fait ils placent sur le plan d’un humanisme qui échappe au dialogue binaire agressif que supposerait une vraie scénographie postcoloniale de cette guerre. Tout au plus, parmi les textes significatifs de cette littérature à cette époque, Les Enfants du Nouveau Monde [39], d’Assia Djebar est-il systématiquement construit comme une fresque de courts récits sur des femmes de tous les milieux sociaux algériens confrontées également à la guerre au quotidien. Pourtant même dans ce texte on reconnaît celle de ces femmes dont l’auteur(e) est la plus proche, et qui représente précisément cet humanisme que le projet quelque peu épique du roman exclurait logiquement. Dès lors, face à un projet collectif d’engagement, l’inscription des écrivains échappe aux stéréotypes qu’attendrait d’eux un discours plus militant, et les tenants de ce dernier n’ont pas manqué de le leur reprocher. Ce thème se prêtant plus qu’un autre encore à une énonciation collective, marque majeure de la scénographie postcoloniale « engagée », sera pour ces écrivains le prétexte à une insertion individuelle de leur voix singulière, où le collectif se confond très vite avec l’universel d’un humanisme.

Quel « roman engagé » ?

Certes, l’engagement ne se limite pas à la guerre, et la contestation du système colonial porte sur d’autres aspects à travers une grande partie de la production antérieure à l’indépendance. Qu’on songe en particulier à la trilogie « Algérie » de Mohammed Dib, qui commence bien avant cette guerre avec La Grande Maison en 1952 [40] et plus tard à la dénonciation plus « culturelle » de textes comme Le Sommeil du Juste de Mouloud Mammeri [41] en Algérie, ou Le Passé simple et Les Boucs de Driss Chraïbi [42] au Maroc. L’engagement devient d’ailleurs une véritable scénographie, plus qu’un contenu thématique explicite, dans ce dernier roman, où l’auteur met en scène un narrateur qui écrit sur du papier hygiénique un roman qui s’appelle précisément Les Boucs, et développe face à son entourage une agressivité irrationnelle qui s’apparente à la rupture stylistique appelée par Fanon : le style est d’abord une attitude, et donc une théâtralisation du rapport à la culture du lecteur. Mais si Chraïbi dans Les Boucs se réclame explicitement de son statut de colonisé en réaction violente contre l’espace du colonisateur dans lequel il vit, le roman peut très vite se lire comme une mise en scène personnelle et non plus collective, qui est peut-être un des aspects à travers lesquels le roman manifeste qu’il est une œuvre littéraire, nécessairement individuelle, avant d’être cette parole collective dont il se réclame pourtant. Mais la contradiction n’est-elle pas également une des dimensions de la littérarité ? C’est en tout cas par la contradiction sur laquelle il repose que ce roman est attachant !

Et si l’on revient à Nedjma, on s’aperçoit que ce roman, contrairement au théâtre du même auteur, et alors même qu’il a fortement contribué à la politisation du débat littéraire durant la décolonisation, ne répond pas véritablement à ce qu’on entend par le terme de « roman engagé ». « L’engagement » de Nedjma, réel et théâtralisé pourtant, se fait sur le mode du négatif, du manque. La signification politique du récit n’y est jamais explicite, si ce n’est dans deux phrases sibyllines de Rachid puis de Mustapha en fin de 4ème partie, Rachid disant de Nedjma : « Et c’est à moi, Rachid, nomade en résidence forcée, d’entrevoir l’irrésistible forme de la vierge aux abois, mon sang et mon pays » [43], puis Mustapha parlant de la « patrouille sacrifiée qui rampe à la découverte des lignes, assumant l’erreur et le risque comme des pions raflés dans les tâtonnements, afin qu’un autre engage la partie… » [44] : autant dire que cette signification politique est pour le moins énigmatique. Elle se lira davantage dans les structures du roman, comme les rencontres entre les chapitres ou registres différents de discours, ou bien l’absence de Nedjma comme narratrice, dont j’ai décrit la productivité sémantique par le creux [45]. Surtout, Nedjma se caractérise par l’absence totale de ce manichéisme que suppose le plus souvent le roman à thèse. A la fonction de dénonciation du roman à thèse, qu’il développera plutôt dans son théâtre à partir de L’Homme aux sandales de caoutchouc, alors que le cycle du Cercle des représailles reposait plutôt sur l’ambiguïté tragique, Kateb préfère dans son roman la même ambiguïté. Et cette ambiguïté exclut le dialogue binaire colonisateur-colonisé constitutif de la scénographie postcoloniale. Or c’est peut-être paradoxalement par ce refus d’un didactisme binaire que ce roman sera le plus efficace dans le cadre même de ce dialogue binaire.

La littérature maghrébine d’avant l’Indépendance semble donc bien illustrer une sorte de paradoxe : même si c’est de moins en moins le cas depuis que le terrorisme islamiste a permis de briser cette logique duelle, elle fut longtemps associée à la guerre d’Algérie, ou plus globalement à un engagement anticolonialiste, dans l’image que s’en font ses lecteurs potentiels, tant en France qu’en Algérie-même, et des deux côtés de la Méditerranée cette image ne plaide pas pour la multiplication de ses lecteurs. Cette association d’image conduisit même un de ses écrivains les plus connus, Albert Memmi, à prophétiser dans le Portrait du colonisé [46] une mort inéluctable de cette littérature une fois les Indépendances acquises et l’arabe devenu langue nationale : c’était bien inscrire totalement cette littérature dans une scénographie postcoloniale, cohérente avec la logique binaire de la théorie de la dépendance, centrale dans l’œuvre de Memmi, et à l’appui de laquelle on ne sera pas étonnés de trouver la préface de Jean-Paul Sartre à ce même livre, comparable sous cet angle à celle qu’il avait rédigée peu d’années auparavant pour l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française de Léopold Sédar Senghor [47]. L’erreur commise alors, compréhensible dans le contexte idéologique de l’époque, illustre bien me semble-t-il la fausse inscription historique actuelle de la théorie postcoloniale, qui ne se réclame pas pour rien de Fanon. Dans les années soixante-soixante-dix il était difficile de raisonner autrement que dans cette logique duelle : faut-il à la fin des années 80 la découvrir comme une nouvelle panacée ?

Le fait est cependant que, comme je l’ai montré plus haut, la production littéraire maghrébine de langue française connut dans les années qui suivirent l’indépendance de l’Algérie, et à travers elle la fin de la décolonisation, une baisse progressive du nombre de titres publiés. Dans la logique duelle qu’on vient de souligner ces « lettres de doléances » face à un humanisme français que la colonisation mettait en contradiction avec lui-même, à quoi on avait pu un temps réduire cette littérature, et qu’illustrent bien, tant le Portrait du colonisé, précisément, que des romans comme Le Sommeil du Juste de Mouloud Mammeri, ou Le Quai aux Fleurs ne répond plus de Malek Haddad, ou Les Boucs, de Driss Chraïbi, n’avaient plus d’objet.

Mais cette production connaîtra une spectaculaire renaissance à partir de 1967 à 1969, puis pendant toutes les années soixante-dix et quatre-vingt, renaissance qui aboutira en 1987 au Prix Goncourt obtenu par Tahar Ben Jelloun pour La Nuit sacrée [48]. Pourtant ce roman dont l'"engagement", même s'il peut s'y lire aisément, n'est pas la dimension essentielle, marque aussi une sorte de point d'orgue et de réponse à l'incontournable débat des années soixante-dix et quatre-vingt autour de l'engagement de la littérature et de la subversion par la forme plus que par les thèmes abordés. Mais c'est bien par une dynamique de l'engagement beaucoup plus directe que celle qui animait les écrivains des années cinquante, que les écrivains des années soixante-dix ont été portés, à partir de cette véritable explosion que constitua en 1969 La Répudiation [49] de Rachid Boudjedra. Le premier roman de Tahar Ben Jelloun lui-même, Harrouda [50], fut d'abord lu comme un roman "engagé", dans la ligne du groupe de la revue Souffles animée par Abdellatif Laâbi, dont Ben Jelloun était issu même s'il avait déjà pris ses distances.

Dans le débat sur l'engagement des années soixante-dix, cette renaissance de la littérature maghrébine, atteignant depuis cette époque des tirages et un nombre de titres infiniment supérieurs à ceux qu'elle connaissait avant l'indépendance de l'Algérie, peut grandement s'expliquer par un lien avec l'actualité politique plus fort encore que celui qui était le sien dans les années cinquante : l'année 1965 marque en effet une sorte de renversement brutal des perspectives, qu'on pourrait peut-être, avec le recul qui est à présent le nôtre, considérer comme la véritable entrée dans le Post-colonialisme, au sens historique cette fois, du terme, alors qu’Ascroft, Griffiths et Tiffin englobent dans leur perspective indifféremment la période coloniale proprement dite et la période postérieure aux Indépendances, niant du même coup, implicitement, la ponctuation essentielle de ces dernières.

Cette renaissance de la littérature maghrébine à laquelle on assiste à partir de la fin des années soixante s’inscrit bien dans une logique de conflit politique comparable à celui avec l’ancien colonisateur. Mais le partenaire de ce conflit duel n’est plus l’ancien colonisateur, même si derrière les régimes répressifs des pays nouvellement indépendants cette logique verra vite, comme le fit l’équipe de Souffles, la main de « l’Impérialisme », ou encore du « néo-colonialisme ». Le coup d'État militaire du colonel Boumédiène le 19 juin en Algérie, la répression sanglante des émeutes de mars à Casablanca et l'enlèvement de Mehdi Ben Barka à Paris vont en effet, en faisant tomber le masque des nouveaux États indépendants, déstabiliser le conformisme qui guettait le discours tiers-mondiste. Dès lors le discours politique critique, jusque là impensable parce que l'objet contesté ne pouvait être que le colonialisme, pourra porter sur ces nouveaux États indépendants, et sera d'autant plus attendu que la déception aura été forte.

De là cette double dynamique signalée en commençant : d'un côté un formidable appel d'un discours « engagé », installant l'écrivain dans une place privilégiée d'opposant et marginalisant très vite les écrivains que cette veine nouvelle ne nourrissait pas. Et d'autre part l'enfermement d'une littérature dans un débat dépassant la littérature et oubliant sa littérarité. Le plus connu de ces écrivains dans les années quatre-vingt, Tahar Ben Jelloun, a bien souvent dénoncé ce piège, et la reconnaissance de La Nuit sacrée par le prix Goncourt de 1987 est peut-être aussi celle de son effort pour y échapper, pour conférer à la littérature dont il fait partie qu'il le veuille ou non un vrai statut de littérature.

Une « scénographie » anachronique à usage interne

C’est dans le cadre de ce débat des années soixante-dix, et dans un dualisme idéologique où l’adversaire n’est plus à proprement parler l’ancienne puissance coloniale, qu’il faut me semble-t-il s’interroger sur la notion de roman à thèse, que Moura reprenant Susan Robin Suleiman [51] invoque à propos du rapport à l’ancien colonisateur. Il me semble qu’au Maghreb la réflexion sur le bien-fondé et les modalités de l’engagement a surtout été celui des années soixante-dix, comme d’ailleurs dans bien d’autres régions du Monde à cette époque. Mais si cet engagement, d’une part, visait un autre adversaire que l’ancienne puissance coloniale, répond-il encore à ce dualisme bi-localisé que suppose la théorie postcoloniale ? Ou alors faut-il se rabattre, pour illustrer un dualisme qui commence à être dépassé dix ans après les Indépendances, sur la littérature officielle de commémoration figée de la guerre d’Indépendance que promouvait alors le pouvoir algérien, et dont la fonction de camouflage de la réalité de cette guerre derrière des clichés manichéens binaires ne trompait personne, au point que les acheteurs de cette production étaient extrêmement rares [52] ?

Pourtant cette sous-production officielle, par sa thématique figée, constitue bien, dans un certain sens, une scénographie, mais davantage à usage interne : il s’agit bien d’un discours d’allégeance, de répétition mimétique d’une norme, de substitution d’une mémoire inventée à une mémoire réelle, puisqu’on sait qu’à la même époque, en inaugurant l’Institut National d’Études Historiques créé avec de grands moyens étatiques, le Président Boumédiène invitait les historiens à ne pas faire trop vite la lumière sur l’histoire de cette Guerre d’Indépendance encore trop proche dans les mémoires… La scénographie d’un récit convenu de la guerre se substitue ainsi à une narration vraie de celle-ci. Le simulacre est fondateur d’une norme du récit d’histoire à usage interne. Et si dans cette norme narrative le colonisateur et l’armée coloniale sont obligatoirement présents, c’est sous la forme de clichés dont la répétition même évacue le modèle.

Dès lors il n’y a même plus dialogue avec l’ancienne puissance coloniale, qui d’ailleurs ignore tout de cette production, mais répétition narcissique du même à l’usage du même : répétition dans laquelle l'idéologie ne passe pas au niveau constatif, ou dénotatif, du langage « littéraire », ne vise même pas le sens, lisible depuis l’altérité : l'important n'est pas l'idée dite, à supposer qu'elle le soit, mais qu'on dise comme l'idéologie dirait. C'est-à-dire que la parole « littéraire » comme la parole idéologique se constitue elle-même en système clos évitant de mettre en évidence ses propres con­tradictions, comme elle évitait de manifester les contradic­tions du discours idéologique. Parole évitant le sens qu'el­le annonce, pour se limiter à la manifestation ostensible des marques de sa littérarité au moment même où ces marques deviennent clichés, c'est-à-dire négation de l'écart consti­tutif précisément d'une littérarité véritable.

La scénographie dès lors n’a plus de partenaire : non seulement ces textes sont ignorés de l’ancien colonisateur qui y joue à son corps défendant un rôle convenu, mais ils n’intéressent même pas les lecteurs « nationaux » en quête de modèles idéologiques. Ces textes sont pourtant les seuls qui reproduisent cette structure antagonique que décrit Susan Suleiman dans le « roman à thèse » : un affrontement antagonique dans lequel « le héros n’apprend rien, l’œuvre n’étant pas le récit d’une formation mais d’une confirmation manifestée de façon parfois redondante » [53]. Illustreraient-ils la théorie postcoloniale par la parodie, involontaire de surcroît ? Les promoteurs de cette théorie ne l’entendaient certes pas dans ce sens !

Une énonciation spatialisée

Tout dérisoires qu’ils furent, ces textes produits par et pour une idéologie étatique maladroitement totalitaire n’en dessinèrent pas moins un espace de signification spéculaire, où un discours monologique s’offre à lui-même en spectacle. Discours de clôture sur un sens tautologique de plus en plus coupé du réel, qui devint depuis l’objet privilégié d’un humour décapant, dont la presse pluraliste née en Algérie après l’ère Boumédiène devait faire, avec un certain nombre de ses humoristes comme Slim ou Dilem, des caricatures que la presse française peut souvent lui envier.

Ce n’est certes pas de cet espace caricatural que parle Moura lorsqu’il souligne dans leur « définition forte de l’espace d’énonciation » une des caractéristiques majeures des littératures postcoloniales. On le suivra volontiers en disant que ces littératures plus que d’autres sont d’abord dépendantes de la reconnaissance de leur espace référentiel. C’est ce que produisait déjà « l’effet anthropologique ». L’anthropologie désigne un espace par rapport auquel et à partir duquel l’écriture pourra se développer, en le décrivant, certes, mais aussi en s’en réclamant. Et c’est ce qu’on a vu aussi dans le rôle important de la « voix », ou de « l’ethos ». L’énonciateur est souvent intradiégétique : le griot africain, Si Mokhtar chez Kateb, ou encore le meddah de Ben Jelloun. Le fait de raconter est ici un acte performatif, et devient objet de la narration romanesque : l’enjeu de la mise en abîme des récits que pratiquent les 3ème et 4ème parties de Nedjma est bien la possibilité même de narrer sa propre histoire collective, et de créer à proprement parler par cette narration l’espace de la revendication nationaliste.

Raconter depuis des espaces clos

C’est précisément pour souligner cet enjeu que les récits sont presque tous ici, non seulement contenus dans un autre récit, qui se réduit finalement à raconter comment quelqu’un raconte que quelqu’un raconte, et ainsi de suite, mais narrés depuis un espace presque clos sur lui-même, assimilable à celui d’un enfantement de ces récits inouïs sur lesquels repose l’identité collective en gésine. C’est dans la chambre de Mourad, qui lui-même le raconte depuis la prison, que Rachid délire et raconte ses rencontres avec Nedjma dans d’autres espaces clos, comme celui de la clinique. Et c’est depuis la fumerie dont il est devenu gérant, surplombant elle-même la caverne où Nedjma fut conçue, qu’il développe devant le journaliste éberlué le récit de l’épisode du Nadhor, dont on sait qu’il est aussi problématique que l’espace symbolique dans lequel il est censé se dérouler. L’exhibition de l’acte de narrer est bien, dans Nedjma, inséparable de sa mise en scène dans des espaces « fortement définis », à la fonction  identitaire évidente. Ce roman illustre donc bien cette constante de la « définition forte de l’espace d’énonciation » qui est de toute évidence un des traits essentiels des littératures postcoloniales, et qui se fait ici contre une négation d’identité collective par le discours colonial.

Le même mécanisme se retrouvera plus tard dans d’autres textes, qui doivent parfois beaucoup au modèle katébien, et parmi lesquels on citera surtout l’œuvre romanesque quasi-entière de Rachid Boudjedra, ou encore une partie de celle de Mohammed Khaïr-Eddine. Que ce soit la chambre (« l’habitacle ») qu’il partage avec Céline dans La Répudiation (1969) ou dans La Vie à l’endroit (1997), la clinique dans L’Insolation (1972), la chambre de la narratrice dans La Pluie (1987), ou le mini-bus conduit par le narrateur de Timimoun (1994), les narrations chez Boudjedra se font presque toujours dans un espace clos. De plus ces récits exhibant un espace d’énonciation fortement caractérisé dans sa clôture contre l’espace extérieur sont tout aussi fortement dirigés au niveau de leur contenu politique contre cet espace extérieur, celui d’un pouvoir à l’origine de cet enfermement, par exemple dans L’Insolation où le pays entier devient un hôpital-prison pour museler la parole contestataire. Même scénographie contestataire dans le puits-prison depuis lequel se développe le discours délirant du narrateur du Déterreur (1973) de Mohammed Khaïr-Eddine. Dans les deux cas l’enfermement exhibé de ma parole contestataire souligne sa négation par le pouvoir, comparable quelque part à la négation identitaire coloniale contre laquelle se développait la mise en scène de l’acte de raconter dans Nedjma. Or on a vu plus haut que ces textes des années 70, même si leur cible politique n’est plus le colonialisme mais bien le pouvoir maghrébin indépendant, sont ceux qui répondent peut-être plus au schéma politique de la scénographie post-coloniale.

La première différence cependant est bien là : si au niveau de leur réception ces romans des années 70 se développent en partie en fonction d’une consécration littéraire par le Centre, qui reste situé dans l’ancienne puissance colonisatrice, l’espace exhibé ici ne l’est pas contre le discours négateur de ce Centre de la reconnaissance, mais contre le discours d’un pouvoir situé dans la même sphère identitaire, même si le discours contre ce pouvoir local peut être lu également comme un jeu de complicité avec un discours progressiste international, délocalisé, qui participe donc de l’universalité humaniste supposée de ce Centre.

La deuxième différence est plus importante : ces espaces clos ainsi exhibés n’ont plus rien de la fonction productrice d’identité des lieux clos depuis lesquels se produisaient les récits dans Nedjma : ce sont au contraire des sortes de non-lieux, valables davantage par leur retrait que par l’affirmation identitaire ou politique. Espaces négatifs soulignant la faillite d’un discours d’affirmation identitaire confisqué par un pouvoir corrompu. Espaces « sans », comme ceux que décrit aussi Tahar Ben Jelloun dans Harrouda (1973). Ces espaces ainsi exhibés participent bien à une scénographie, mais en sens inverse, en quelque sorte : ils contredisent par cette scénographie cette « définition forte de l’espace d’énonciation » qui serait une des caractéristiques majeures des littératures postcoloniales.

La non-maîtrise de l’espace d’énonciation

Une contradiction du même ordre se trouve, non plus dans les textes de grande qualité littéraire qu’on vient de citer, mais dans la sous-littérature de commande dont on a déjà souligné le dialogue spéculaire avec un discours clos de pouvoir, dans lequel l’Autre, l’altérité, joue un rôle négatif quasi-absolu et totalement irréaliste le plus souvent. Or le jeu de références et de connotations de ces textes permet aisément, d’en souligner la dépendance étroite par rapport à ce « Centre » dont il prétend se démarquer pourtant.

Prenons quelques exemples, parmi d’autres, de ce que j’avais appelé il y a longtemps déjà la « non-maîtrise des lieux d’énonciation » par ces textes de commande idéologique que j’ai montrés plus haut comme une illustration involontaire et burlesque de la scénographie de l’engagement par la littérature postcoloniale. Hocine Bouzaher, dans un de ces récits semi-officiels de célébration de la guerre d’Indépendance [54] que j’avais eu l’occasion de décrire, ne semble guère maîtriser sa reprise obsédante d'une métaphore de Verlaine transformée en cliché par la consécration scolaire qu'opère le manuel le plus connu de nos « humanités » [55]. Mais il s'agit d'un appauvrisse­ment des deux vers bien connus de Verlaine et l'on y devine la contamination d'un autre cliché littéraire de manuel : celui de la « tempête sous un crâne », titre métaphorique donné à un pas­sage des Misérables de Victor Hugo par le même XIX° siècle de Lagarde et Michard [56]! Si à la page 21, « il pleut sur la ville, et il gronde dans mon cœur », la page 96 annonce d'abord « il pleut dans ma tête », avant de le développer en : « les gouttes de pluie martèlent mon crâne sans calmer la tempête ».

Chez d'autres auteurs, le jeu est bien plus maladroit, surtout lors­que le cliché importé camoufle un manque dans l'expression de l'écrivain. Ainsi, pour Salah Fellah [57] dont le héros, comme l'écriture de l'auteur, « ne savait plus à quel saint se vouer » (p. 69), Cons­tantine est décrit à travers le cliché : « un site dantesque » (p. 7), cependant que les fermes des fellahs sont de « petits ranchs » (p. 11), et les gens du Sud des « bohémiens » (p. 77). Il faut dire qu'ici il y a de quoi se « creuser  les méninges attendant le génial eurêka » (p. 57) lorsque rêver à sa cousine devient une « libido » (p. 79), cependant qu' « Aziz voulait reconnaître l'Autre, mais ne connaissait pas son Moi, encore moins son Ça, pis encore son Sur-moi » (p. 25) !

La parole de l'Autre, véhiculée le plus souvent par les clichés scolaires, est donc bien la référence scripturale essentielle, comme le lieu d'énonciation, avoué ou non, de l'écriture de ces récits dont la maladresse provient à la fois d'une non-maîtrise de ses modèles importés, et d'une absence de modèles propres : les modè­les littéraires algériens reconnus sont, en effet, de préférence, les plus fidèles eux aussi à l'archétype scolaire d'un réalisme huma­niste de bon aloi. L'illustration littéraire des mots d'ordre de l'idéologie pèche donc par les mêmes travers que ceux de la for­mulation de l'idéologie elle-même, qui croyait recourir à ces textes pour combler la contradiction inhérente à ses propres modè­les mythiques. Tant il est vrai qu'un discours littéraire de justi­fication d'une idéologie ne peut que trahir dans l'acte même par lequel il prétend la camoufler, la béance du lieu d'énonciation dont cette idéologie ne veut pas dire le nom. Dès lors « l’affirmation forte de l’espace d’énonciation » par ces textes, dans une dynamique d’engagement convenu qui sert surtout à évacuer tout engagement véritable et actuel, se contredit et s’annule elle-même, à son insu.

Les romans délocalisés

Quelques décennies plus tard, les textes des plus grands auteurs, comme Mohammed Dib, Abdelkébir Khatibi, Abdelwahab Meddeb, Nabile Farès et bien d’autres vont plus loin : cette « affirmation forte d’un espace d’énonciation » va carrément être abandonnée, chez eux. On décrira plus loin cette délocalisation du référent de ces textes, qui en période « postmoderne », ne participent plus à cette affirmation d’un espace de référence fonctionnant de manière symbolique : les meilleurs romans de Mohammed Dib, pourtant le plus ancien et le plus reconnu des écrivains algériens, ont pour cadre Paris d’abord, puis surtout la Finlande ! L’espace de référence n’y apparaît plus que par lointaines et discrètes allusions, et l’écriture affirme son ubiquité. Or, même si cette « trilogie nordique » de Mohammed Dib a dérouté, et si on constate à son propos un tassement très net de la réception critique dans la presse « de gauche », parce que l’auteur ne répond plus à l’image que cette presse en a fabriqué, à partir d’une lecture simpliste de la première trilogie « Algérie », elle a provoqué une évolution certaine de la réception de l’œuvre de cet écrivain majeur, ce qui n’avait pas été le cas lorsque Driss Chraïbi publiait en 1966 Un Ami viendra vous voir et en 1975 Mort au Canada [58] : l’attente de cette « affirmation forte de l’espace d’énonciation », en l’occurrence le Maroc, était à l’époque trop forte pour qu’un écrivain même célèbre ait une audience quelconque en délocalisant l’action de ses romans. Dans les années 80 cette délocalisation est possible, on y reviendra, et c’est probablement cette évolution de la lecture qui a permis qu’enfin se développe dans ces années 80 une littérature de l’émigration, qui n’avait jamais pu voir le jour jusque là, à cause sans doute de cette attente forte d’une localisation de l’écriture, que l’émigration était par définition incapable d’exhiber tant qu’elle ne se réclamait pas d’un espace emblématique propre.

L’émigration en effet est traditionnellement associée à un exil, à une absence de l’espace identitaire, qui interdisent que s’y développe une littérature propre dans une logique de littérature postcoloniale affirmant fortement son lieu d’énonciation, et s’inscrivant dans une scénographie identitaire. Car l’espace de référence est un élément emblématique essentiel de cette scénographie : c’est en se réclamant d’un espace identitaire brandi comme un étendard qu’on affirme spatialement l’existence d’une culture émergente. Privée de cet espace de référence, l’émigration ne peut pas se réclamer de son espace de vie réel dans cette logique identitaire, puisque cet espace de vie réel une fois montré contredirait fortement la référence à l’espace-emblème identitaire dont on y est séparé. C’est là une des différences entre l’immigration maghrébine en France et les minorités aux États-Unis, qui répondent beaucoup mieux à une logique « postcoloniale », dans la mesure où elles se sont construit une identité propre et un espace emblématique au sein même de la Société américaine. Les ghettos entre autres « bénéficient » d’une visibilité, d’une définition spatiale assez forte pour se passer de la référence à un pays « d’origine » plus mythique que véritablement vécu comme tel. Rien de tel de l’espace des émigrés de la première génération en France, qui se caractérise essentiellement comme un espace « sans », et qui est par exemple grandement tendu vers la construction « au pays » de cette maison que pourtant on n’habitera jamais, et dont un des derniers romans d’Azouz Begag [59] raconte la disparition tragique. Or, privé de ce symbole identitaire essentiel qu’est un espace propre, cette immigration était alors privée de facto aussi de littérature, car il était inconcevable dans les années soixante-soixante dix de développer une littérature émergente qui ne s’appuyât pas sur une définition identitaire forte, et précisément spatialisée.

Les éditeurs des premiers textes issus de l’émigration affichent donc ostensiblement leur non-littérarité, par exemple dans des titres comme Une Vie d’Algérien, est-ce que ça fait un livre que les gens vont lire ? [60], qui associe la délocalisation de l’Algérien à la littérarité problématique, non seulement dans le sens de ce titre, mais même dans sa formulation inhabituelle pour un titre de roman. Et cette non-littérarité est soulignée dans ce péritexte en désignant « l’auteur » par un prénom générique, sans patronyme, et en présentant cet « auteur » comme analphabète, puisque son récit nous est livré par un scripteur qui l’a enregistré au magnétophone. Cette littérarité impossible sans un espace identitaire localisable et « fortement affirmé » confirme donc en partie la nécessité d’une « scénographie » de l’espace de référence pour les littératures émergentes comme la littérature de l’émigration/immigration, qui permet de les considérer sous l’angle de la théorie postcoloniale. La littérature dite « de la 2ème génération de l’immigration » ne se développera comme telle qu’à partir du milieu des années 80, au moment où l’immigration se définira de moins en moins à partir de la référence à un pays dit « d’origine », que dans le cadre d’un débat politique majeur au sein de la Société française. C’est-à-dire au moment où cet indicible de « l’émigration/immigration » deviendra tout simplement « l’immigration ». Le débat politique comme la production littéraire, dans ces années 80 encore (on verra que cette perception évolue par la suite), est indissociable d’espaces identitaires clairement reconnaissables.

Cette observation se vérifie si on examine le développement du thème de l’émigration chez les écrivains maghrébins confirmés. Dans une littérature maghrébine de langue française occu­pée prioritairement à décrire et nommer l'espace du pays, l'émigration en effet n'est devenue que tardivement un thème porteur. Si certains romans comme La Terre et le Sang[61] de Mou­loud Feraoun comportent dès les débuts de cette littérature des personnages d'émigrés, le premier roman qui soit entière­ment dédié à ceux-ci, Les Boucs[62], de Driss Chraïbi, fait sin­gulièrement figure d'isolé, chronologiquement et littéraire­ment. En effet il s'inscrit dans la polémique soulevée par la publication du Passé simple[63] et dans laquelle Chraïbi est  en quelque sorte mis au ban de la Société marocaine par nombre de nationalistes de l'époque. Mais surtout, il faudra attendre après ces deux romans isolés vingt ans pour qu'un autre roman maghrébin de langue française, Topographie idéale pour une agression caractérisée[64] de Rachid Boudjedra, rompe un silence bien étrange de cette littérature, suivi il est vrai par La Réclusion solitaire[65] de Tahar Ben Jelloun en 1976, puis par Habel[66] de Mohammed Dib en 1977, ainsi que par les romans et la poésie de Nabile Farès[67]. Or, La Terre et le sang mis à part, aucun des textes que l'on vient de citer ne se caractérise par une écriture courante, ordinaire, linéaire: non seulement ces écritures sont rares, mais de plus elles s'installent délibé­rément dans une marginalité littéraire affichée.

Cette rareté du thème, cette marginalité des textes inter­rogent le critique. Car l'émigration/immigration n'a pas at­tendu les années 70 pour être une donnée essentielle de l'espace culturel et socio-politique, tant maghrébin que fran­çais. Si les européens, à la rigueur, ont pu se permettre de vivre aussi longtemps avec sur leur sol des immigrés transpa­rents, invisibles, relégués ou assimilés pour certains, il n'est pas de famille maghrébine qui ne compte au moins un émi­gré, et pourtant là aussi le silence semble être la règle: comme si parler de l'émigration autrement qu'en clichés ou que dans un langage refusant la réalité quotidienne de cette émi­gration était mystérieusement impossible, ou honteux...

On en proposera ici l’explication, qui va bien dans le sens de la théorie postcoloniale, que durant la période d’émergence de la littérature maghrébine, l’énonciation de cette dernière allait de pair avec la manifestation, face à un discours colonial qui la niait, d’une identité collective dont l’espace de référence était en quelque sorte la bannière. Parler de l’émigration alors que l’identité culturelle du pays n’était pas encore reconnue, aurait pu apparaître comme une manière de dissoudre cette identité dans un éclatement diasporique qui en aurait contredit le surgissement, car ce surgissement était appuyé grandement sur l’unité géographique de la nation-symbole comme sur l’accumulation performative des textes. Textes dont la juxtaposition allait constituer une littérature, perçue en tant que groupe à dynamique collective en même temps que la nation à inventer était progressivement perçue comme une communauté unitaire. En 1953, Feraoun peut encore, dans La Terre et le sang, représenter l’émigré Amer, mais pour affirmer aussitôt que l’histoire ne peut commencer qu’après son retour au village, et que dès lors « sa longue absence n’a d’ores et déjà plus d’autre signification que celle d’une parenthèse gigantesque, impuissante à changer le sens général d’une phrase » [68]. La métaphore de la phrase me semble ici significative : c’est bien la production littéraire maghrébine naissante [69] qui met ainsi l’émigration entre parenthèse pour le temps de son surgissement. L’émergence de cette littérature « postcoloniale » avant l’heure est bien d’abord manipulation spatiale. Dire l’émigration ne sera possible pour les écrivains maghrébins qu’à partir de 1975, c’est-à-dire d’une part lorsque l’actualité politique d’une vague d’attentats racistes sans précédent en France les somme d’y répondre, et d’autre part lorsque ces écrivains sont déjà bien reconnus comme tels, et sortis dès lors d’une représentation d’émergence identitaire face à une reconnaissance extérieure. Mais comme par hasard alors ces écrivains se serviront du personnage de l’émigré pour représenter spatialement la marginalité de l’écriture par rapport au discours social : l’auto-représentation de l’écriture est bien encore une fois spatialisée.

La recherche d’une continuité temporelle ?

De même que l’œuvre postcoloniale opère une « définition forte de son espace d’énonciation », avec cependant pour le Maghreb les aléas que je viens de signaler, elle insère cette même énonciation « dans une temporalité de l’énonciation active » [70]. C’est-à-dire qu’elle négocie doublement son insertion temporelle : d’un côté en empruntant une part de son esthétique aux Avant-Gardes européennes, parmi lesquelles le Surréalisme tient une grande place, et de l’autre en privilégiant la forme plus traditionnelle en Europe du roman historique. Outre que ces deux scénographies temporelles peuvent apparaître quelque peu contradictoires sur le plan formel, puisque le roman historique n’a jamais brillé par son avant-gardisme, et que par ailleurs la modernité des années 70, tout en se réclamant d’une subversion politique de la forme d’écriture, s’inscrivait d’abord dans une rupture avec la tradition, la biographie, la mémoire et l’histoire, je pense qu’au Maghreb ces deux attitudes littéraires correspondent à des périodes différentes., et que si l’esthétique de rupture de l’avant-gardisme, volontaire ou non, se trouve bien dans le modernisme des années soixante-dix, et peut de ce fait illustrer la théorie postcoloniale, il faudra attendre les années 80 et l’entrée dans la post-modernité pour que le recours à l’histoire, quasiment occulté jusque là, se fasse jour dans la littérature maghrébine. Il s’apparente alors à un retour du référent qui signera bientôt la fin d’une scénographie avant-gardiste, et l’entrée dans une postmodernité bien oublieuse de la modernité littéraire de la décennie précédente !

Avant-gardisme et monstres sacrés : fécondité du malentendu

J’ai montré plus haut que le texte que je considère comme fondateur de la dynamique postcoloniale de la littérature maghrébine, Nedjma, de Kateb Yacine, est productif essentiellement à partir de son esthétique de rupture. Rupture avec une tradition littéraire de description du Maghreb comme objet exotique, laquelle met en cause plus globalement le principe même de la description réaliste dans le roman, par ailleurs genre importé depuis le Centre colonisateur de la reconnaissance littéraire. Rupture cohérente avec l’avant-gardisme poétique de l’auteur à la même époque, et avec une subversion des frontières entre les genres qui ne l’empêche pas d’effectuer dans Le Cercle des représailles [71] un retravail du modèle tragique grec, parallèle à celui qu’il effectue dans le roman sur l’oralité tribale, et qui me permet d’affirmer que l’écriture de Kateb répond de toute évidence à une définition de la modernité comme esthétique de rupture mais aussi d’exhibition du travail textuel comme de ses modèles.

C’est d’ailleurs ici qu’il conviendrait de développer cette autre caractéristique des littératures postcoloniales que Moura signale dans une rubrique séparée de celle sur l’Avant-Garde par celle sur le roman historique : l’hybridité des genres. Car c’est bien par cette subversion des genres hérités que des écrivains comme Kateb exhibent le mieux leur modernité. On réservera cependant cet examen de l’hybridité des genres, non pas tant pour respecter l’ordre des critères développés par Moura, qui sépare un peu artificiellement des caractéristiques dont l’intérêt théorique est de fonctionner ensemble, mais parce qu’il me semble permettre d’analyser d’un œil neuf ce retour au récit historique, plutôt qu’au roman historique, qui me semble un des éléments du postmodernisme actuel.

La modernité de Kateb n’a été véritablement perçue comme telle qu’à partir du moment où dans les années soixante-dix l’esthétique de rupture s’instaurait peu à peu comme une subversion caractéristique de la nouvelle écriture maghrébine, et inséparable de sa soudaine explosion, tant en titres qu’en tirages, une fois cette littérature devenue un lieu privilégié de l’opposition aux nouveaux régimes politiques corrompus. C’est l’époque de Mohammed Khaïr-Eddine et de la revue Souffles au Maroc, d’où surgirent alors Tahar Ben Jelloun, Abdelkébir Khatibi, et bien d’autres écrivains qui cristallisèrent l’alliance entre subversion politique et modernité formelle. C’est l’époque de Rachid Boudjedra, Mourad Bourboune, Nabile Farès en Algérie, où Mohammed Dib continuait par ailleurs, avec peut-être une hauteur plus grande, à explorer de plus en plus profondément les pouvoirs de la parole. C’est l’époque aussi où Kateb abandonnait brutalement l’écriture très littéraire de Nedjma et du Cercle…, pour tenter un théâtre d’agitation politique en arabe dialectal où l’on découvre une expérience littéraire aussi, dans une perspective évidente de subversion. Dès lors se dessinait peu à peu une continuité de l’exigence littéraire comme scénographie subversive, que nous fûmes nombreux à théoriser autour des concepts de rupture, ou mieux encore de « césure », constitutifs d’une modernité s’inscrivant somme toute dans une réflexion sur les pouvoirs de la littérature qui dépassait de loin le cadre du Maghreb.

Cette modernité cependant s’inscrivait dans le malentendu, puisqu’elle se réclamait du politique, tout en affirmant haut et fort que sa subversion n’avait rien à voir avec le slogan ou avec un réalisme socialiste aisément récupérables, mais qu’elle se situait dans une attention plus forte au signifiant littéraire qu’au signifié, puisque c’était bien au niveau du discours et de sa scénographie que se situait l’impérialisme culturel et politique. Foucault fustigeait alors le « discours social », et Khatibi la « doxa », et les débats entre les écrivains et le public se résumait bien souvent à des diatribes véhémentes contre ces écrivains, d’une partie du public qui leur reprochait une écriture difficile, trop peu transparente pour véhiculer les idées d’opposition aux pouvoirs politiques en place.

Or c’est bien de ce malentendu, me semble-t-il, que surgirent peu à peu, dans cette époque de pleine reconnaissance de cette littérature, ces figures de « monstres sacrés » que devinrent progressivement Kateb d’abord, Khaïr-Eddine et Chraïbi ensuite, plus faiblement Ben Jelloun et Boudjedra, Laâbi, Khatibi ou encore Farès, ou Meddeb, cependant que Dib était lui aussi intronisé, mais au-dessus de la mêlée… On est là en pleine ambiguïté : c’est bien parce que ces écrivains se sont affirmés, par une écriture irréductible et parfois par une biographie atypique, comme ces espèces de monstres sacrés, avec tout « l’irrédentisme » [72] que ce terme suppose, qu’ils ont aussi contribué à faire de la littérature maghrébine francophone comme phénomène collectif une réalité incontournable. Or la visibilité ainsi renforcée de ces écrivains a développé à son tour une lecture privilégiant leur personne et leurs engagements politiques solidaires au détriment d’une lecture attentive de la révolution textuelle qu’ils apportèrent. Les débats provoqués, par exemple, par la mort de Kateb Yacine en 1989, ou celle de Mohammed Khaïr-Eddine en 1995, ou encore ceux qu’entraînèrent l’attribution du Prix Goncourt à Tahar Ben Jelloun en 1987 ou la libération d’Abdellatif Laâbi en 1980 en sont de bons exemples, et pourraient à ce titre fournir d’excellents sujets à des études de réception !

On ne sera donc pas étonnés non plus de constater la dimension quelque peu éphémère de cette sacralisation : les « monstres sacrés » dont on vient de parler ont aujourd’hui perdu quelque peu de cette aura qui fut la leur dans les années 70 et 80. Et par ailleurs l’installation progressive de l’horreur en Algérie depuis la fin des années 80 semble avoir induit une autre écriture, plus « plate », plus référentielle, comme si la trivialité du quotidien excluait soudain la littérature comme plaisir solitaire et quelque peu détaché. Écriture référentielle dont il faut préciser cependant qu’elle n’est pas due seulement à la situation algérienne, mais peut-être aussi à une évolution plus générale de la production littéraire mondiale.

L’avant-gardisme, ou la modernité littéraire, par lesquels ces « monstres sacrés », à la fois se sont fait reconnaître comme créateurs en rupture, et ont en même temps favorisé la perception de la littérature maghrébine en tant que groupe comme une évidence par la caution de littérarité que leur rupture, précisément, lui conférait, nous amène donc à préciser quelque peu ce que ce concept de « recherche d’une continuité temporelle » peut avoir de flou lorsqu’il désigne à la fois la rupture temporelle de l’avant-gardisme, et le retour sur une mémoire par le roman historique. L’avant-gardisme, la modernité, sont d’abord rupture avec une continuité temporelle. Ce n’est que dans un second temps qu’ils produisent une historicité, d’abord en tant qu’acte politique, mais ensuite aussi en étant eux-même fortement datés : la fin des années 80 verra l’écriture maghrébine comme les autres entrer progressivement dans le post-modernisme. C’est-à-dire d’abord dans la perte de ce concept de fécondité subversive de la rupture formelle. Les écritures vont redevenir transparentes, et se laisser peu à peu envahir par le référent. Il faut dire que l’horreur qui s’installe en Algérie, particulièrement, se laisse de moins en moins comprendre par une analyse politique, et le recul de la modernité littéraire peut en partie s’expliquer par une perte du sens en politique. L’inscription historique de la modernité reposant sur un sens politique s’estompera donc avec la perte de ce dernier.

Roman historique et retour du référent

Dissémination, banalisation et retour du référent

On en verra un bon exemple chez Rachid Mimouni, dont l'évolution entre la contestation très littéraire encore du Fleuve détourné [73] et la brutalité du réel "tel qu'en lui-même" dans Tombéza [74], en l'espace de deux ans seulement (de 1982 à 1984) est significative. L'évolution littéraire de Mimouni illustre bien ce que j'appelais ailleurs [75] le "retour du réel" dans la littérature maghrébine des années quatre-vingt. Le regard lucide qu'il pose dès Le Fleuve détourné sur les horreurs de la société dans laquelle il vit procède cependant d'une exigence littéraire dont le modèle de Kateb n'est pas loin. Mais progressivement le réel "brut", après avoir investi de manière fort intéressante l'élaboration littéraire même dans Tombéza ou L'Honneur de la Tribu [76], vient en quelque sorte à bout de cette élaboration littéraire dans La Malédiction [77], roman qui n'est même plus politique, de même que la qualité du texte n'a plus rien à voir avec celle des précédents du même auteur.

On peut dire ainsi que la fin des années quatre-vingt marque aussi la fin relative dans la littérature maghrébine, d'une écriture iconoclaste, tant sur le plan de la forme que du contenu : celle des Boudjedra, Khaïr-Eddine, Ben Jelloun, Farès, Khatibi, Bourboune, Laâbi et bien d'autres qui, dignes successeurs de Kateb Yacine ou Driss Chraïbi, prônaient la subversion formelle comme beaucoup plus efficace que celle des thèmes et furent perçus de ce fait comme une génération de monstres sacrés. Ces écrivains continueront à produire, mais avec le plus souvent des ambitions littéraires moindres. Bourboune ou Farès ne créent presque plus. Khaïr-Eddine publie de moins en moins, et chez des éditeurs de moins en moins connus, jusqu'à sa mort survenue en 1995. Ben Jelloun saute d'un genre à l'autre, et parmi eux des genres sans prétention littéraire affichée comme le semi-reportage (L'Ange aveugle, 1992 [78]) ou l'essai (au sens large : La Soudure fraternelle, 1996 [79], Le Racisme expliqué à ma fille, 1998 [80]) tiennent une grande place à côté des romans comme Jour de silence à Tanger, 1989 [81], Les Yeux baissés, 1991 [82] et Les Raisins de la galère, 1996 [83], L'Homme rompu, 1997 [84] ou les recueils de nouvelles comme Le premier amour est toujours le dernier, 1997 [85].

Ces récits d'ailleurs empruntent une écriture beaucoup plus directement narrative et leur thème est parfois proche du reportage également. Même abandon relatif de l'écriture tonitruante de textes comme La Répudiation chez Rachid Boudjedra, qui publie des textes circonstanciels comme FIS de la haine en 1992 [86] ou Lettres algériennes en 1995 [87], et donne sur un plan plus littéraire des textes apparemment beaucoup moins ambitieux, comme l'admirable roman Timimoun en 1994 [88] ou son dernier roman La Vie à l'endroit [89], de qualité moindre, mais très directement lié à l'actualité algérienne du jour. Enfin, ces écrivains "reconnus" décentrent souvent le lieu de référence de leur texte, comme Khatibi dans Un Eté à Stockholm [90], Assia Djebar dans Les Nuits de Strasbourg [91] et surtout Mohammed Dib, le plus grand mais aussi le plus atypique de tous ces écrivains, dans ce qu'on a appelé un peu vite sa "trilogie nordique", puisqu'elle comporte déjà quatre romans dont le plus récent est aussi le plus achevé : Les Terrasses d'Orsol [92], Le Sommeil d'Eve [93], Neiges de marbre [94], L'Infante maure [95]. Si l'œuvre de Mohammed Dib dépasse depuis longtemps ce cadre, on peut dire à présent que le prix Goncourt attribué à un texte aussi atypique lui aussi que La Nuit sacrée, en même temps que la fin d'un débat essentiellement idéologique, marque aussi la fin d'une dynamique collective des grands auteurs maghrébins iconoclastes, au profit d'un éclatement, d'une parcellarisation qui, certes, ne sont pas propres à cette littérature et relèvent peut-être, selon certains, d'un état plutôt que d'une dynamique "postmodernes".

Un récit d’histoire distancié

C’est dans ce contexte de retour du référent accompagnant une dissémination postmoderne que j’ai déjà décrite à propos de l’édition, qu’on observe paradoxalement le surgissement du récit historique, la redécouverte d’une mémoire perdue dans lesquels Moura voyait une des caractéristiques des littératures postcoloniales dès leurs débuts, puisqu’il interprète à ce propos le récit de la tribu des Keblouti dans Nedjma comme un « récit de la communauté perdue, insistant sur la plénitude de la vie traditionnelle », pour « prolonger dans le présent et à son usage la mémoire des temps anciens, comme l’attestent des œuvres aux origines et aux voix aussi différentes que Crépuscule des temps anciens du Voltaïque Nazi Boni, La Légende de M’Pfoumou Ma Mazono du Congolais Jean Malonga, L’Interférence du Malgache Jean-Joseph Rabearivelo, Ségou de la Guadeloupéenne Maryse Condé ou le récit allégorique du Tunisien Albert Memmi, Le Désert ou la vie et les aventures de Jubaïr Ouali el Mammi » (pp. 135 et 133). C’est-à-dire que même si l’histoire de la tribu apparaît bien en partie dans Nedjma comme une tentative de récupération d’une ancienne gloire spoliée par la conquête coloniale, je considère que la véritable redécouverte de l’histoire, ou du moins d’une mémoire ancestrale, dans la littérature maghrébine, est bien postérieure à la période de son surgissement dont Moura nous parle ici.

La narration de la geste des Keblouti apparaît certes comme une tentative de récupération d’une identité spoliée, dans Nedjma. Mais ce récit est fait par Si Mokhtar le faux père et le bouffon, ce qui déjà lui ôte une grande part de crédibilité, cependant que Rachid lui-même proteste devant Mourad contre l’omniprésence de ce récit parasitaire : « ce sont des âmes d’ancêtres qui nous occupent, substituant leur drame éternisé à notre juvénile attente » [96]. Par ailleurs la subversion effective de ce récit, fait dans la soute du bateau qui menait Rachid et Si Mokhtar à La Mecque et dont ils ne sortiront pas, rendant de ce fait leur pèlerinage caduc, porte sur le récit islamique, réduit implicitement à une affaire tribale dans ce contexte et décrédibilisé ainsi. Or après l’échec de la réalisation d’une identité religieuse que représentait ce voyage, la réalisation de l’identité tribale par le voyage des deux mêmes compères, qui ont enlevé Nedjma au passage, au lieu d’origine de la tribu, le Nadhor, échoue doublement : Si Mokhtar y meurt, sans cesser de jouer du luth, d’une décharge de chevrotines que lui tire dans le gros orteil le nègre gardien des directives de l’Ancêtre, et qui conformément à ces directives va également séquestrer Nedjma et chasser Rachid. Mais surtout, ce voyage ne trouve aucune place dans la reconstitution des chronologies des différents récits composant le roman que tente Jacqueline Arnaud, qui en conclut : « Et s’il s’agissait d’un épisode rêvé ? ». Si la réalisation de l’identité islamique par le pèlerinage échoue, celle de l’identité tribale par le voyage au Nadhor est encore plus barrée : la mort burlesque de Si Mokhtar rejoint l’impossibilité chronologique de cette action pour l’irréaliser doublement, soulignant l’inefficacité radicale de ce récit tribal à restituer une identité perdue. Le récit historique, d’ailleurs déréalisé aussi par le fait que l’Ancêtre Keblout est à la fois le Fondateur de la Tribu lors de la Conquête islamique aux 7ème-8ème siècles de notre ère, et celui à qui sa femme Keltoum coupera la tête pour éviter qu’elle soit retrouvée par l’armée coloniale française, fonctionne à contre-emploi : il exhibe tragiquement son inefficacité. D’ailleurs la gloire de la Tribu ne lui vient-elle pas essentiellement de la dimension grandiose de son éclatement, c’est-à-dire de sa défaite ?

Il n’y a de fait guère de fonction identitairement fondatrice du récit historique durant la période d’émergence de la littérature maghrébine : ce dernier ne participe alors à une scénographie identitaire que négativement, installant un tragique de l’inefficacité dans lequel on peut aussi voir la dimension essentielle d’un roman antérieur à Nedjma : La Colline oubliée, de Mouloud Mammeri [97], dont on a vu combien il avait été l’objet de la vindicte vite anachronique de nationalistes un peu étroits. Cette absence surprend, de même qu’on a été surpris aussi par l’absence chez les auteurs importants de la littérature algérienne d’un récit de la guerre d’Algérie. Et elle interroge sur la dynamique même de l’émergence dans cette littérature. N’est-il pas surprenant aussi que la description ethnographique, tout autant attendue, y ait quasiment disparu une fois mise à mort par la subversion katébienne ? Ici, la scénographie postcoloniale nous fournit peut-être un élément d’explication insolite : ne serait-ce pas parce qu’elle s’inscrit plus qu’une autre dans une dynamique ostensible de subversion du discours du Centre, que cette littérature s’attache tant à en décevoir l’attente, sensible qu’elle est plus qu’une autre à la nature et aux connotations implicites des discours en confrontation ?

Aussi je me hasarde à proposer que paradoxalement la redécouverte de  l’histoire, qui aurait pu jouer un si beau rôle, mais trop attendu, dans cette scénographie postcoloniale, ne se fera véritablement qu’à partir du moment où cette littérature, désormais reconnue, tout comme l’identité nationale dont elle est un témoin de plus en plus distancié, ne fonctionnera plus dans cette logique binaire de la scénographie postcoloniale. C’est ce qui se passe par exemple avec le récit d’Albert Memmi, Le Désert ou la vie et les aventures de Jubaïr Oualmi el Mammi [98], qui n’utilise guère l’histoire, d’ailleurs fictive ici, pour une revendication identitaire collective, mais pour un jeu narcissique avec sa propre généalogie personnelle, mi réelle, mi-inventée : autant dire que cette histoire-prétexte ne peut nullement participer à une scénographie postcoloniale, collective par nature. Par ailleurs lorsque l’Histoire est convoquée comme contrepoint à un discours de pouvoir hégémonique, ce ne sera pas par rapport au discours de la colonisation ou à un quelconque discours du Centre vis à vis duquel elle appuierait une revendication de la périphérie, mais bien par rapport à un pouvoir national, auquel Boudjedra reproche son oblitération d’une mémoire du maquis qui dévoilerait trop de trahisons meurtrières.

Ce thème de l’occultation volontaire de la mémoire, en ce qu’elle montrerait la non-légitimité du pouvoir du colonel Boumédiène, est d’ailleurs présent chez cet auteur dès son premier roman, La Répudiation [99], avec l’image de la couverture qu’a léguée au narrateur le Devin, figuration d’un militant assassiné par ses pairs et non par l’armée française. Boudjedra inaugurera par ailleurs cette courte liste de romans sur le souvenir du maquis avec Le Vainqueur de coupe en 1981, et surtout Le Démantèlement en 1982 [100]. Mais comme La Répudiation, ces deux textes, plus qu’une fresque historique, seront interrogation sur la possibilité même de dire cette histoire trop récente, un peu comme le faisait déjà en 1968 Mohammed Dib dans La Danse du roi [101]. Tout au plus Le Vainqueur de coupe pouvait-il, de façon toute relative, participer à une scénographie de cette guerre en partie tournée vers la lecture par l’ancien colonisateur. Mais le débat du Démantèlement sur la possibilité de fixer la mémoire prohibée est tout entier interne à l’Algérie, comme n’y est compréhensible qu’en Algérie cette autres scénographie, beaucoup plus actuelle alors, consistant à présenter le roman comme écrit en arabe. Il en est de même pour La Prise de Gibraltar, qui inscrit cette histoire récente dans une perspective temporelle plus vaste, cependant que l’auteur débouche tout naturellement de cette veine du récit historique problématique, à celle du témoignage direct, non-fictionnel, auquel on doit entre autres FIS de la Haine en 1992, et Lettres algériennes en 1995 [102]. Certes, ce dernier texte est surtout un pamphlet contre les intellectuels français, et peut entrer de ce fait dans le cadre très prédéterminé si longtemps après la fin de la guerre d’Algérie d’une scénographie postcoloniale au sens le plus démagogique. Mais qui ne voit que cette scénographie est, de même que le fait de présenter certains de ses romans comme écrits en arabe, à usage interne, dans le sens d’un discours officiel trop connu ? [103] Trêve de polémique, on constatera d’abord que le récit historique chez Boudjedra se développe essentiellement dans les années 80, à un moment où comme toute la littérature algérienne dont il est un des « monstres sacrés » les plus en vue, l’auteur n’a plus rien à prouver sur le plan de la reconnaissance littéraire. Et ensuite que cette sollicitation de l’histoire va de pair chez lui avec une diversification de ses registres d’écriture au profit de textes qui ne se présentent plus comme littéraires, mais se réclament de l’actualité. La scénographie postcoloniale reste évidente chez le personnage autant que dans l’écriture de Boudjedra, mais c’est davantage au niveau du paratexte qu’elle fonctionne que dans l’utilisation du récit historique pour créer une mythologie identitaire collective à opposer au discours colonial. Reste que la mémoire de la guerre d’Algérie a toujours été dans ses romans un thème subversif.

C’est également lorsqu’il n’a plus rien à prouver littérairement, et lui aussi dans les années 80 dont on a vu qu’elles marquaient globalement la sortie d’une scénographie postcoloniale au profit d’une banalisation et d’une dissémination postmodernes de cette production maghrébine dans son ensemble, que Driss Chraïbi au Maroc se tourne vers le récit historique, avec en ce qui le concerne deux romans qui sont probablement les plus beaux qu’il ait écrits : La Mère du printemps en 1982 et Naissance à l’Aube en 1986 [104]. Tous deux ont pour fond grandiose et épique l’islamisation du Maghreb par Sidi Oqba aux 7ème-8ème siècles. Ces deux romans, publiés deux décennies plus tôt, auraient sans nul doute participé à la scénographie postcoloniale par le récit historique que nous montre Jean-Marc Moura dans d’autres aires francophones. Ici, ils le peuvent d’autant moins qu’ils font suite à la très humoristique Enquête au pays [105], dont la dimension satirique rend caduque d’emblée toute tentative d’exploiter le registre épique et poétique des deux romans suivants dans le sens d’une scénographie postcoloniale. Dès lors cette utilisation de l’histoire par Chraïbi dans ces deux textes dont j’ai déjà dit qu’ils étaient probablement les plus beaux de toute son œuvre, est d’abord la réussite individuelle d’un écrivain, parmi les plus grands, que la ruine de cette scénographie binaire dans les années 80 permet enfin de reconnaître comme tel.

Polyphonies d’Assia Djebar

Le retravail littéraire de l’histoire nous vaut également le plus beau roman d’Assia Djebar, L’Amour, la Fantasia, en 1985 [106]. Ce texte développe en parallèle une lecture des journaux intimes d’officiers français à la veille de conquérir Alger en 1830, et fantasmant entre autres le sac du harem du dey, et le récit autobiographique de son enfance de fille arabe entre deux langues par l’auteur(e), tout en évoquant certains épisodes de la guerre d’Algérie. Dans ce contexte la relecture de l’histoire de la colonisation donne un relief tout particulier et original à une expression du vécu de la langue française comme libération et violence à la fois, qu’on retrouve dans d’autres textes récents de cette auteur(e) longtemps perçue comme la voix privilégiée des femmes silencieuses, ce qu’elle reste certes, mais en ajoutant à la thématique de l’émancipation qui l’avait fait connaître à travers ses premiers romans [107] cette mise en perspective historique donnant à son écriture cette voix si particulière, voix collective des femmes silencieuses à laquelle la voix personnelle, vécue comme effraction, de l’auteur(e) donne un relief, une efficacité qui ne sont qu’à elle, et qui me fait dire que l’œuvre récente d’Assia Djebar est peut-être celle qui répond le mieux, dans un contexte postmoderne dont je montre pourtant qu’il la contredit, la théorie postcoloniale. Est-ce la raison de ce prodigieux succès d’Assia Djebar aux États-Unis, alors qu’en France et au Maghreb on est davantage attentifs à des écritures féminines plus récentes, moins emblématiques, comme celle de Malika Mokeddem et surtout de Nina Bouraoui ?

On avait vu déjà comment le traitement épique de la guerre d’Algérie tenté dans ces romans de collectivités en guerre que sont Les Enfants du Nouveau Monde (1962), puis Les Alouettes naïves (1967) évitait, dans une certaine mesure, un registre célébratif trop attendu en accompagnant ce récit collectif de celui d’une voix plus personnelle, garante en quelque sorte de l’ouverture de l’épique vers l’humanisme, dont la rupture de l’épique était renforcée à la fin du deuxième roman par une interrogation sur les lendemains de cette guerre. Interrogation qui rejoignait celle sur laquelle se terminait également L’Opium et le Bâton (1965) de Mouloud Mammeri, et on sait que l’adaptation cinématographique de ce dernier roman par Ahmed Rachedi en 1969 avait supprimé cette fin, précisément parce qu’elle contrecarrait la visée épique du film. Pourtant cette césure du groupal, si elle limite le registre guerrier trop attendu, n’en inscrit pas moins cette voix personnelle singulière dans une autre collectivité de voix : celle des  femmes silencieuses dont elle devient dès lors la porte-parole. pourtant affiché, par exemple dans les titres presque toujours au pluriel des œuvres d’Assia Djebar, qui en désignent l’actant principal comme une communauté féminine à plusieurs voix, bel et bien mise en scène dans son silence même par cette titrologie entre autres, comme par le projet explicite d’Assia Djebar dans toute son œuvre de se « faire la voix des sœurs oubliées ». La scénographie anticolonialiste annoncée se complète donc par une scénographie sexuelle : la représentation groupale est comparable, même si l’interlocuteur n’est pas exactement le même.

C’est donc à partir de cette scénographie féminine qu’Assia Djebar développera ensuite un autre contrepoint historique, plus étendu et plus symbolique à la fois : celui des origines de l’Islam, dans Loin de Médine [108] en 1991, ensemble de textes narrant la forte vie des femmes proches du Prophète Mahomet, puis reviendra au dialogue de voix féminines autour de flashs sur l’histoire coloniale et sa violence, dans Vaste est la prison [109], qui s’inscrit explicitement dans le prolongement de L’Amour, la fantasia et Ombre sultane, et enfin en 2002 dans La Femme sans sépulture [110]. Et c’est un ensemble quasi-polyphonique de voix féminines encore qui seront confrontées par l’amour aux violences et exterminations du passé, tant algérien qu’alsacien ou juif et à leurs traces dans Les Nuits de Strasbourg [111] Au total, Assia Djebar sera donc celle qui aura le plus fait résonner le récit historique, et de plus toujours sous la forme d’un dialogue de voix féminines confrontées à une commune violence : celle de la guerre ou celle des conventions sociales. Le principe même du dialogue entre ces voix, à travers le livre, installe bien ici une voix plurielle, et de ce fait une énonciation collective exhibée face à sa négation, énonciation collective qui participe ainsi de la même dynamique que celle qu’on a soulignée dans la « scénographie postcoloniale ». De plus,  même si la référence à la violence coloniale n’est pas exclusive, elle n’est jamais absente, et encore moins dans le tout dernier roman, entièrement consacré à la guerre d’Algérie au moment même où la parole sur cette dernière revient enfin à la surface dans le débat médiatique français.

Or c’est en grande partie autour d’une déstabilisation des genres littéraires « institués » que se pratique cette écriture-dialogue, déstabilisation qui pourrait être assimilée par certains à celle que pratiquait Kateb dans Nedjma par exemple, mais dont on sent tout de suite qu’elle n’est pas du tout de même nature, même si comme celle de Kateb elle nous pousse particulièrement à être attentif à un surgissement inattendu de voix traditionnellement tues. Car cette déstabilisation du modèle littéraire hérité ne répond pas à une posture de mise en cause de ce modèle, telle qu’elle a été théorisée par les écrivains des années 70, particulièrement autour de la revue Souffles, écrivains qui ont ensuite fort judicieusement enrôlé Kateb dans cette même dynamique de subversion textuelle dont on peut dire qu’elle est une des caractéristiques majeures de la modernité.

Je dirai que l’écriture d’Assia Djebar, mise en scène de voix féminines plurielles confrontées aux violences de l’histoire dès Les Enfants du Nouveau Monde, est à la fois d’avant et d’après la grande vague « moderniste » de l’écriture maghrébine des années 70, dont on a vu qu’elle était celle qui se prêtait le plus à l’approche par la théorie postcoloniale. Les deux premiers romans manifestant cette voix féminine collective face à la violence de la guerre, Les Enfants du Nouveau Monde et Les Alouettes naïves, sont de facture assez attendue, même si dans le roman de 1967 les ruptures du récit par des sous-récits en italiques dans lesquels le plus souvent les voix traditionnellement tues sont associées, soit aux moments les plus forts de la violence guerrière, comme la torture, soit à une « banalité » féminine silencieuse prenant ici un relief particulier, annoncent les polyphonies futures. Ce qui fait qu’Assia Djebar n’a pas été véritablement associée dans les années 70 à cette image des « Monstres sacrés » que j’ai développée plus haut. Car les « voix », quasi- parasitaires, qui apparaissaient presque en s’excusant dans Les Alouettes naïves n’étaient guère dirigées contre un modèle d’écriture, mais signalaient simplement d’autres vocalités possibles, et peut-être l’impuissance du récit romanesque consacré, lorsqu’il s’agit de rendre compte du vécu concret de la violence, de la torture, de l’horreur. Question que peu d’années auparavant Dib posait dans sa postface à Qui se souvient de la mer et à laquelle il tentait de répondre par l’écriture qualifiée de fantastique de ce même roman, là où Assia Djebar sans modifier le modèle d’écriture, se contente de le parasiter par le surgissement imprévu de ces dires singuliers en italiques [112]. Et lorsqu’en 1985 L’Amour, la Fantasia bouscule enfin complètement le modèle romanesque, ce que continueront les romans suivants d’Assia Djebar, la vague « moderniste » des années 70 est déjà passée. Symptomatiquement, l’œuvre romanesque d’Assia Djebar se situe à la fois avant et après les œuvres à l’agressivité virile affichée contre les modèles littéraires occidentaux comme contre l’impérialisme se manifestant à travers ces modèles, des « monstres sacrés » des années 70. Et de fait cette écriture n’a que peu de points communs avec celle de Boudjedra, Ben Jelloun, Farès, Khatibi, Meddeb, et avant eux Kateb et Khaïr-Eddine. D’ailleurs n’est-il pas symptomatique aussi qu’on ne trouve pour ainsi dire pas de femmes dans cette génération « d’enfants terribles » (autre référence à Kateb), si ce n’est Yamina Mechakra, dont La Grotte éclatée [113] est comme par hasard préfacé par Kateb Yacine, qui y souligne le « pesant de poudre » que pourrait représenter une écriture féminine, si elle existait [114] ?

Il y a donc bien une ambiguïté de la lecture possible de l’œuvre d’Assia Djebar. La polyphonie des « voix des sœurs oubliées » auxquelles chacun de ses romans, surtout depuis L’Amour, la fantasia, donne un espace de résonance pourrait justifier d’y voir une « scénographie » collective comparable à celle des « monstres sacrés » des années 70, cependant que le travail qu’elle fait sur l’histoire est également un des éléments essentiels de cette scénographie. C’est probablement ce qui, en plus de la qualité indéniable de l’écriture (mais d’autres écrivains de qualité n’y sont pas connus), peut expliquer en partie le succès d’Assia Djebar dans les lectures universitaires américaines [115]. Pourtant l’auteur(e) n’a pour ainsi dire rien publié dans ces années 70, si ce n’est, en 1980, Femmes d’Alger dans leur appartement [116] qui, même publié par une maison d’édition au service du militantisme féministe, se caractérise déjà par une facture que je qualifierai plutôt de « postmoderne », puisque le livre est un assemblage de fragments, nouvelles ou fragments non publiés de divers romans, et qu’on y lit ainsi deux des caractéristiques essentielles du « postmodernisme » : la discontinuité, ou le collage, et une métatextualité (le texte se donnant à voir en train d’être écrit, sans que pour autant cette apparente digression se réclame nécessairement  d’une intention ontologique) [117]. Or on a vu que « donner voix » était autant, dans les romans d’Assia Djebar, introduction d’une énonciation multiple, disloquée en quelque sorte, qu’affirmation d’une collectivité féminine, d’une écriture féminine revendiquée, face à un discours social dominant qui la nierait. Certes, cette dimension n’est pas absente, et souvent les lectures la privilégient, mais il me semble que la juxtaposition des voix et des registres non-attendus avec d’autres plus familiers est l’originalité majeure de l’écriture d’Assia Djebar dans ses meilleurs textes, comme L’Amour, la fantasia, ou Les Nuits de Strasbourg. Certes, ces textes déstabilisent les modèles romanesques habituels, mais ce n’est pas pour y substituer dans cette scénographie une nouvelle écriture collective, comme l’a fait Kateb bien malgré lui lorsque Nedjma est devenu le référent intertextuel privilégié de la « génération de 1970 », Boudjedra en tête [118]. L’autobiographique dans L’Amour, la fantasia, mais aussi la réalité brute, dans des textes ne se réclamant ni d’un projet littéraire ni d’un projet politique même si en fin de compte leur impact sera tout de même et littéraire et politique, comme par exemple Le Blanc de l’Algérie [119], ou Ces voix qui m’assiègent [120], établissent de plus en plus avec les textes d’Assia Djebar une sorte de continuité. Le texte ne se présente plus comme littéraire alors même qu’il l’est : c’est le cas des nouvelles rassemblées sous le titre plus référentiel que littéraire Oran, langue morte [121]. La juxtaposition des registres comme des voix, à l’intérieur comme à l’extérieur du texte, brise la littérarité comme représentation, comme scénographie, sans pour autant se réclamer de cette subversion. Subversion « tranquille », comme malgré elle, et non-militante même si elle est reprise par des militantes : cette absence d’affichage est peut-être une caractéristique de l’écriture féminine, si on veut absolument la raccrocher à un concept socialement lisible ? Mais précisément, ce concept d’écriture féminine semble avoir fait long feu, au moins de ce côté-ci de l’Atlantique, peut-être parce qu’il fait partie des affichages, des scénographies d’une modernité qui n’a plus cours ?

La prise en compte de l’histoire comme prétexte à l’évacuation de l’histoire ?

De par son inscription atypique dans l’histoire des différentes « générations » de la littérature maghrébine, l’œuvre d’Assia Djebar, dont les meilleurs textes sont parus alors que la modernité des années 70 dont j’ai montré qu’elle se prêtait le mieux à l’illustration de la théorie postcoloniale jetait ses derniers feux, m’a donc permis d’utiliser son rapport au récit historique pour interroger l’insertion de son écriture, comme des voix qui l’habitent, dans une mise en perspective historique de la scénographie littéraire maghrébine. Le hasard a voulu que la période durant laquelle les « monstres sacrés » de la littérature maghrébine développaient une scénographie postcoloniale répondant assez bien à la définition qu’en donne la théorie, soit dans l’œuvre d’Assia Djebar une période de faible production, alors qu’elle est devenue l’écrivain(e) que l’on connaît maintenant dans une période qualifiée de postmoderne. Période durant laquelle elle ne sera pas la seule à produire des textes sortant du cadre et de la posture traditionnellement considérés comme littéraires, parallèlement à d’autres à l’ambition littéraire plus affichée. Les « monstres sacrés » désignés plus haut multiplient depuis les années 80 les textes s’affichant comme non-littéraires : je l’ai montré avec l’évolution de Tahar Ben Jelloun, entre autres, depuis un prix Goncourt en 1987 dont on a pu dire qu’il l’avait déstabilisé, alors que l’attribution même de ce Prix Goncourt à un écrivain maghrébin signe, pour moi, l’entrée dans une postmodernité où l’auteur s’est tout simplement, peut-être, engouffré ensuite.

Cette postmodernité me semble être la limite à l’investigation de la théorie postcoloniale, qui met cette théorie, en quelque sorte en contradiction avec son propos. Car la théorie postcoloniale réclame à juste titre une prise en compte accrue de l’histoire coloniale et de cette révolution fondamentale des mentalités que fut la décolonisation, dans le monde entier. Et c’est à juste titre aussi qu’elle privilégie l’adjectif « postcolonial » pour caractériser les scénographies littéraires que l’histoire coloniale a entraînées, avant et après les indépendances des pays colonisés. On a vu que la « génération de 1970 » répondait bien plus que celle d’avant les indépendances à cette théorie dont la dépendance coloniale est pourtant le noyau. Mais on a vu aussi que la scénographie postcoloniale que cette génération pratique, et qui est cohérente avec une modernité transformant ses principaux écrivains en sortes de monstres sacrés, cesse progressivement d’avoir lieu à mesure qu’on entre dans une postmodernité dont l’horreur quotidienne en Algérie entre autres souligne la perte du sens, la ruine de tout système de description qui fournirait une réponse. Le principe de la scénographie postcoloniale est en effet en partie la réponse, par l’exhibition d’une subversion formelle, à une blessure coloniale qui ne sera jamais guérie. Cette réponse, pour subversive qu’elle soit, n’en postule pas moins la possibilité d’un sens, et donc la cohérence d’un discours produisant, de manière explicite ou implicite, cette explication. La juxtaposition, la banalisation, la dissémination postmodernes supposent la perte de ces cohérences, politiques comme littéraires, les deux allant de pair. En prétendant à la pérennité de la scénographie postcoloniale, la théorie ferme les yeux sur sa propre insertion historique. Fanon et Sartre sont peut-être des découvertes, particulièrement dans leur théorisation de la dépendance coloniale, dans des espaces politiques dont l’histoire n’est pas liée au système colonial auquel Fanon et Sartre faisaient référence. En Europe et au Maghreb, et particulièrement dans le face à face du critique français que je suis avec les écrivains maghrébins que j’étudie, leur explication paraît à présent datée. Est-ce cette datation que la théorie postcoloniale, tout en se réclamant d’une prise en compte de l’histoire, n’a pas encore prise en compte ?

 

 



[1] Pp. 109-138.

[2] Daniel Maingueneau, Nouvelles Tendances en analyse du discours, Paris, Hachette, 1988, p. 29.

[3] Bill Ashcroft, Gareth Griffiths & Helen Tiffin, The Empire writes back. Theory and Practice in Post-colonial Literatures. Londres, Routledge, 1989.

[4] Les auteurs du livre de référence sont tous trois australiens, et citent de nombreux exemples littéraires australiens à l’appui de leur théorisation.

[5] Si on veut localiser ce début « officiel » au niveau de la réception, je propose les réponses de Mohammed Dib dans Les Nouvelles littéraires (Paris), le 22 octobre 1953, à l’enquête de Pierre Grenaud consécutive à l’article « Une nouvelle école littéraire ? » de ce dernier dans le même périodique le 15 octobre. Dans la même livraison du 22 octobre 1953 se trouvent aussi les réponses de Mouloud Feraoun.

[6] Moura, Op. cit., p. 111.

[7] Paris, Le Seuil, 1954, p. 10.

[8] Mouloud Feraoun, La Terre et le Sang, Paris, Le Seuil, 1953, p. 7.

[9] On pourra se référer avec profit à l’analyse de ce passage par Henri Mitterand dans Le Discours du roman, Paris, PUF, 1980, p. 233-241.

[10] Le Fils du Pauvre, p. 12.

[11] J’ai développé ceci dans mon livre : Le Roman algérien de langue française. Vers un espace de communication littéraire décolonisé ?  Paris-Montréal, L’Harmattan, 1985, pp. 25-50.

[12] On pense en particulier à la polémique suscitée à propos de La Colline oubliée de Mouloud Mammeri, par deux articles dans  Le Jeune Musulman, publication de l’Association des jeunes Ulamas d’Alger, en 1953, par Med Cherif Sahli (« La Colline du reniement », 2 janvier) et Mostefa Lacheraf (« La Colline oubliée, ou les consciences anachroniques », 13 février).

[13] Le Chapelet d’ambre. Nouvelles. Paris, Julliard, 1949. La Boite à merveilles. Roman. Paris, Le Seuil, 1954.

[14] Cf. son Histoire de la civilisation africaine, dont la traduction française a paru chez Gallimard en 1936.

[15] Paris, Plon, 1955.

[16] Communication au colloque de Hammamet en 1968, publiée dans Algérie-Actualité, Alger, n° 218, 21-28 décembre 1989 : « L’âge critique du roman maghrébin ».

[17] Charles Bonn, La Littérature algérienne de langue française et ses lectures. Sherbrooke, Naaman, 1974, pp. 203-211. Texte accessible sur Internet : http://www.limag.com/Textes/Bonn/LaLitt/BonnLaLitt.htm

[18] Kateb Yacine, Nedjma, Paris, Le Seuil, 1956, 2° partie, chapitre 10, pp. 69-70.

[19] Paris, Laffont.

[20] C’est sans doute ce qui explique le peu d’études qui lui sont consacrées, alors qu’il s’agit d’une écriture remarquable : Boumahdi ne s’inscrit pas dans un dialogue interne au « champ » littéraire maghrébin et à sa critique spéculaire, ou encore on pourrait dire qu’il ne participe pas à cette scénographie dont il est question ici. Son anachronisme le situe hors-champ, ce qui montre bien a-contrario que le champ littéraire maghrébin fonctionne sur la base de cette scénographie, et de son actualité. On pourrait développer l’idée en soulignant l’absence d’accueil critique réservé aux deux romans non-maghrébins de Driss Chraïbi, Un ami viendra vous voir (1966) et Mort au Canada (1975), sur laquelle on reviendra.

[21] Paris, Plon, 1953.

[22] Montréal, J.-A. Lefebvre, 1916.

[23] Pour un début d’analyse de cette nouvelle « langue de bois » critique, je renvoie par exemple au mémoire de DEA de Nadjia Lacete-Tigziri, Ecriture et lecture dans « La Colline oubliée » de Mouloud Mammeri, Paris-13, 1998, http://www.limag.com/Theses/DEALacete-Tigziri.PDF

[24] Moura se réfère ici à l’étude de C. Millet, Le Légendaire, Paris, Klincksieck, 1997.

[25] Je l’ai décrite dans les chapitres 4 et 5 de la première partie de ma thèse de doctorat d’Etat : Le Roman algérien de langue française : Espaces de l’énonciation et productivité des récits, Bordeaux 3, 1982, http://www.limag.com/Theses/Bonn/ThesEtatSommaire.htm

[26] Dans Les Contes d’Amadou Koumba.

[27] Op. cit., p. 122.

[28] On trouvera l’analyse de cette « tension didactique » de ce texte canonique dans la première partie de ma thèse de doctorat d’État déjà citée, et consultable à l’adresse : http://www.limag.com/Theses/Bonn/ThesEtat1ePartie.htm

[29] Assia Djebar, Les Alouettes naïves, Julliard, 1967 ;  L’Amour, la fantasia, J.C. Lattès, 1985. D’ailleurs Assia Djebar n’a-t-elle pas intitulé un texte récent sur la francophonie Ces Voix qui m’assiègent (Albin Michel, 1999) ?

[30] Paris, Le Seuil, 1970.

[31] Particulièrement dans Yahia, pas de chance, Le Champ des Oliviers, et Mémoire de l’Absent (Paris, Le Seuil, 1970, 1972 et 1974)

[32] 4ème de couverture du Champ des Oliviers.

[33] Paris, Albin Michel, 2001.

[34] Albin Michel.

[35] Titre de son roman de 1964 : Cours sur la rive sauvage (Le Seuil).

[36] Barrat (Denise), Espoir et Parole. Paris, Seghers, 1963

Bencheikh (J.-E.) et Levi-Valensi (J.) Diwan algérien. Paris, Centre pédagogique maghrébin, 1967.

[37] Henri Krea a multiplié les recueils, le plus souvent illustrés. Mais ces plaquettes parfois luxueuses sont davantage répertoriées par les amateurs d'art que par les historiens de la littérature algérienne, davantage intéressés par les romans, donc l'impact est plus grand.

[38] La Dernière impression (1958), Je t'offrirai un gazelle (1959), L'Elève et la leçon (1960), Le Quai aux fleurs ne répond plus (1961).

[39] Paris, Julliard, 1962.

[40] Paris, Le Seuil. Les deux romans suivants de cette trilogie seront, chez le même éditeur, L’Incendie en 1954 et Le Métier à tisser en 1957.

[41] Paris, Plon, 1955.

[42] Paris, Denoël, 1954 et 1955.

[43] IV, B, 6, p. 175.

[44] IV, B, 11, p. 187.

[45] Dans mon Kateb Yacine : Nedjma, Paris, PUF, 1990, ou  dans le chapitre de ma thèse consacré à ce roman, et qu’on pourra retrouver à l’adresse : http://www.limag.com\Cours\Licence C1\CoursNedjma.htm

[46] Albert Memmi, Portrait du colonisé précédé du portrait du colonisateur. Préface de Jean-Paul Sartre, Buchet-Chastel, 1957.

[47] « Orphée noir », préface à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, de Léopold Sédar Senghor, Paris, PUF, 1948, rééd. Coll. Quadrige, 2001.

[48] Paris, Le Seuil, 1987.

[49] Paris, Denoël, 1969.

[50] Paris, Denoël, 1973.

[51] S. R. Suleiman, Le Roman à thèse, Paris, PUF, 1983.

[52] Comme je l’ai déjà indiqué plus haut, j’ai décrit cette production officielle assez médiocre, dans les chapitres 4 et 5 de la 1ère partie de ma thèse de doctorat d’État sur Le Roman algérien de langue française : espaces de l’énonciation et productivité des récits, Bordeaux 3, 1982. Ces chapitres peuvent être lus à l’adresse : www.limag.com\Theses\Bonn\ThesEtat1ePartie.htm

[53] Moura, p. 124.

[54] Hocine Bouzaher, Les Cinq doigts du jour. Alger, S.N.E.D., 1967.

[55] « Il pleure dans mon cœur / Comme il pleut sur la ville « (Romances sans paroles). Il s'agit là encore d'un « classique de l'enseignement secon­daire français, que l'on retrouve dans le XIXe siècle de Lagarde et Michard, p. 509.

[56] pp. 199-201. Ce passage des Misérables, dans sa lecture par le manuel scolaire, avait déjà pu être considéré comme sous-jacent derrière la fameuse séquence de la leçon de morale dans La Grande Maison de Dib : Le modèle scolaire français et cet autre modèle que sont devenus les romans algériens de la « génération de 1952 «, eux-mêmes nourris de réalisme scolaire, se rejoignent et se confortent ainsi bien souvent pour former ce que j'appellerai des gages de littérarité.

[57] Les Barbelés de l’existence, Alger, SNED, 1967.

[58] Paris, Denoël.

[59] Zenzela. Paris, Le Seuil, 1997.

[60] Ahmed. Une vie d’Algérien, est-ce que ça fait un livre que les gens vont lire ? Paris, Le Seuil, 1973.

[61]/ FERAOUN, Mouloud. La terre et le sang. Paris, Le Seuil, 1953.

[62]/ CHRAIBI, Driss. Les Boucs. Paris, Denoël, 1955.

[63]/ CHRAIBI, Driss. Le passé simple. Paris, Denoël, 1954.

[64]/ BOUDJEDRA, Rachid. Topographie idéale pour une agression caractérisée. Paris, Denoël, 1975.

[65]/ BEN JELLOUN, Tahar. La réclusion solitaire. Paris, Denoël, 1976.

[66]/ DIB, Mohammed. Habel. Paris, Le Seuil, 1977.

[67]/ FARES, Nabile. L'exil et le désarroi. Paris, Le Seuil, 1976. L'état perdu, précédé du Discours pratique de l'immigré. Le Paradou, Actes Sud, 1982.

[68] Mouloud FERAOUN, La Terre et le Sang, Paris, Le Seuil, 1953, rééd. 1976, p. 13.

[69] Que j’ai vue ailleurs représentée également dans ce roman à travers le personnage de Marie, l’épouse française dont l’altérité est parfaitement inutile à l’intrigue romanesque dans laquelle ce personnage ne joue d’ailleurs aucun rôle, si ce n’est de porter symboliquement dans son ventre de mère à la fin l’avenir du village.

[70] Moura, p. 131.

[71] Paris, Le Seuil, 1959.

[72] Le terme a même servi de thème central à un programme de recherche intégrée entre une équipe dirigée à l’Université d’Alger par Farida Boualit, et celle que je dirigeais alors à l’université Paris 13 !

[73] Paris, R. Laffont, 1982.

[74] Paris, R. Laffont, 1984.

[75] Charles Bonn, Anthologie de la littérature algérienne, Paris, Le Livre de poche, 1990, p. 211-237.

[76] Paris, R. Laffont, 1989.

[77] Paris, Stock, 1993.

[78] Paris, Le Seuil.

[79] Paris, Arléa.

[80] Paris, Le Seuil.

[81] Paris, Le Seuil.

[82] Paris, Le Seuil.

[83] Paris, Fayard.

[84] Paris, Le Seuil.

[85] Paris, Le Seuil.

[86] Paris, Denoël.

[87] Paris, Grasset.

[88] Paris, Denoël.

[89] Paris, Grasset, 1997.

[90] Paris, Flammarion, 1990.

[91] Arles, Actes Sud, 1997.

[92] Paris, Sindbad, 1985.

[93] Paris, Sindbad, 1989.

[94] Paris, Sindbad, 1990.

[95] Albin Michel, 1994.

[96] Nedjma, III, 9, p. 97.

[97] Paris, Plon, 1952.

[98] Paris, Gallimard, 1977.

[99] Paris, Denoël, 1969.

[100] Tous deux chez Denoël.

[101] Paris, Le Seuil.

[102] Respectivement Denoël et Grasset.

[103] Une illustration piquante de cette scénographie à usage interne incompréhensible pour le lecteur français non initié sera l’indication apparemment saugrenue sur la première page de Timimoun (Denoël, 1994) : « Texte français de l’auteur ». Le vent de la démagogie avait tourné, dans l’intervalle !

[104] Tous deux aux éditions du Seuil.

[105] Le Seuil, 1981.

[106] Chez Jean-Claude Lattès.

[107] La Soif, Julliard, 1957 ; Les Impatients, Julliard, 1958.

[108] Albin Michel.

[109] Albin Michel, 1995.

[110] Albin Michel.

[111] Actes Sud, 1997.

[112] Ce surgissement en italiques de voix secondes par rapport au récit principal du roman sera d’ailleurs un procédé fréquent dans toute l’œuvre de Dib.

[113] Alger, SNED, 1979.

[114] La quasi-totalité des textes de femmes maghrébines étudiés par Marta Segarra (Leur pesant de poudre : romancières francophones du Maghreb, Paris, L’Harmattan, 1997), sauf ceux de Yamina Mechakra, Zoulikha Boukortt et Taos Amrouche, sont postérieurs à 1980. Ceci ne prouve pas qu’il n’y ait pas eu d’autres textes de femmes avant, et d’abord ceux d’Assia Djebar, mais que la conscience d’une écriture féminine en tant que telle est effectivement postérieure à 1980.

[115] En témoigne par exemple le fait que près de la moitié des communications au colloque « Algérie : nouvelles écritures », qui se tenait à Toronto en 1999 portaient sur Assia Djebar. Les Actes de ce colloque viennent d’être édités : Paris, L’Harmattan, 2001.

[116] Paris, Des Femmes.

[117] Sur les critères du postmodernisme, terme à la mode sans qu’il soit nécessairement toujours précisé, je renvoie à la fort pédagogique synthèse de Marc Gontard, « Le postmodernisme en France : définition, critères, périodisation », in Le Temps des Lettres. Quelles périodisations pour l’histoire de la littérature française du 20ème siècle ? Ouvrage collectif sous la direction de Michèle Touret et Francine Dugast-Portes, Rennes, Presses de l’Université, coll. Interférences, 2001, pp. 283-294. J’ai numérisé ce texte pour mes étudiants de l’université Lyon 2 à l’adresse :              http://www.limag.com/Cours/Documents/GontardPostmod.htm

[118] Même s’il le nie maintenant contre toute évidence et surtout sans qu’il soit possible de comprendre pourquoi.

[119] Albin Michel, 1996.

[120] Albin Michel, 1997.

[121] Actes Sud, 1997.