La vie à l’endroit1 ne peut se lire
comme pure fiction, quand l’auteur, jusqu’à aujourd’hui, vit dans les mêmes
conditions que Rac, son protagoniste, en cachette, dans la peur d’être
assassiné par les intégristes. La condition actuelle de l’auteur, obligé de
vivre en permanence sous divers déguisements toujours renouvelés dans son
propre pays, ne quitte jamais l’esprit du lecteur.
Le récit se divise en trois parties qui racontent l’ensemble des événements de trois jours, étalés sur trois mois : mai, juin et juillet 1995 et réparties sur trois villes algériennes : Alger, Constantine et Bône. Chaque partie commence par une indication de la date et du lieu où se trouve le protagoniste. La précision de la date et du lieu nous jette de prime abord dans une atmosphère de réalité, considérant ainsi le caractère historique de l’œuvre tout en étant conscient de ses qualités romanesques. Le lecteur est amené à remarquer que la fiction est constamment mêlée à l’Histoire, c’est-à-dire à la réalité et que le livre ne peut être lu qu’en rapport avec les événements historiques qui ont inspiré les différentes étapes du récit. L’auteur marie le réel et l’imaginaire en vue d’atteindre des valeurs qui les dépassent.
Tout
au long du roman, Rac est partagé entre les atrocités qui ont lieu autour de
lui, ses souvenirs, aussi violents, d’un passé à la fois proche et lointain et
ses stratégies de défense qui, bien qu’elles n’aient jamais dépassé le stade
théorique, relèvent également de la violence. S’initier à la mort devient une
des préoccupations de Rac. Vivant en cachette et muni d’un revolver et d’une
capsule de cyanure, il la frôle en permanence, puisqu’il sait qu’il pourrait
être assassiné à tout moment. Les atrocités réitérées des terroristes ne lui
accordent aucun moment de répit et sont toujours là pour lancer son
imagination, ou ce que Flo appelle « hallucinations », dans des
spéculations où figurent souvent différentes manières d’être assassiné.
Pour
Boudjedra, la littérature « ne doit pas fonctionner comme reflet banal
d’une réalité socio-économique dure » et La Vie à l’endroit ne constitue en aucune façon une représentation
« banale » de la réalité. Ses protagonistes dépassent au contraire la
réalité historique locale pour nous donner un monde particulier dont la
complexité et la profondeur touchent à l’universel. Cette fonction
représentative des personnages s’élabore au travers d’une atmosphère d’anonymat
à fonctions multiples mis en relief par le côté fictif de l’œuvre. L’absence de
réalisme du nom des protagonistes, Rac, Flo et Yamaha, revient ainsi à en faire
des absences de nom. Dénier des noms conventionnels à ses personnages
principaux, y compris le frère aîné, le « contact constantinois » et
la foule composée d’individus anonymes, revient à les doter d’une valeur
symbolique qui dépasse leur identité individuelle. En effet, Yamaha ainsi que
Rac peuvent être n’importe quel individu algérien et Flo n’importe quel
individu français touché par le drame algérien. Ainsi, des personnages sans
noms réels sont, au fond, des personnages anonymes, dotés d’une qualité plus
représentative qu’individuelle. Leur existence déplorable est identifiée à tous
ceux qui sont victimes de la violence où qu’ils soient dans le monde.
Le
thème du déguisement lui-même, sur lequel se fonde tout le récit, porte
également en soi le concept d’anonymat, puisque quiconque porte un déguisement
porte une identité qui lui est étrangère et n’est pas reconnu par les autres.
Déguisé, de peur d’être assassiné, Rac est présent et absent à la fois. La
« discipline presque quotidienne » de « se déguiser » (p.
63) l’amène, en effet, à anéantir sa propre personne pour en adopter une autre
qui lui est aussi bien qu’aux autres méconnaissable.
Le
concept d’anonymat autour du personnage principal est aussi signalé par son
nom. Le patronyme « Rac » semble être un surnom ou un pseudonyme qui
cache le vrai nom du personnage mais en même temps fait allusion au nom de
l’auteur, puisqu’il est formé par les trois premiers lettres de son
prénom : Rac[hid]. (Ceci aussi est un autre aspect qui mêle le réel et le
fictif, ainsi que la simultanéité de l’absence et de la présence.).
« Yamaha »
et « Flo » ne sont pas non plus des noms réels. « Yamaha »
est le surnom de la mascotte du C. R. Belcourt. Quand à « Flo », Rac
nous confesse que ce « n’était, en effet, qu’un pseudonyme ou quelque
chose de semblable en tout cas » (p. 75). Cependant, cette idée de
présence/absence, c’est-à-dire de présence absolue et de non-existence, c’est-à-dire,
encore, d’existence au sein de l’anonymat, est en elle-même symbolique, dans le
sens où elle remplace l’individualité par un symbole représentatif qui englobe
toutes les victimes des intégristes qui vivent dans les mêmes conditions de
terreur. Si l’auteur nous donne l’occasion, grâce à des indications
intentionnelles, de lire ses personnages comme des êtres représentant chacun le
sort d’un peuple entier plutôt que comme des individus spécifiques avec une
destinée qui leur appartient en propre, leur présence y gagne en ampleur
jusqu’à acquérir une portée générale pour englober le destin de tout un pays,
voire même de l’humanité entière.
La
violence est de nature à attirer la violence. A ne pas combattre la violence
par la violence, on risque de ne jamais se débarrasser du statut de victime. Y
a-t-il, donc, un autre système social qui offre une solution différente ?
C’est le dilemme de Rac, qui, après de longs projets de violence qui n’ont
jamais été mis en pratique, préfère, en fin de compte, voir les intégristes
aller à leur propre défaite, en adoptant ce que Flo a bien perçu, inspirée par
l’exemple de la vie et la mort de Yamaha, « un courage, somme toute,
tranquille. Pratique. Vital » (p. 128). Un système de violence aux abois a
recours à encore plus de violence, provoquant ainsi sa fin proche. A ce point,
la violence ne produit plus le même effet sur les gens qui, au lieu d’avoir
peur, s’identifient aux victimes et manifestent leur détermination de mettre
fin à la violence terroriste. L’assassinat de Yamaha marque l’échec inévitable
des intégristes. L’image et la voix symboliques de Yamaha vivant ont déjà
évoqué une prise de conscience qui continue à l’être après sa mort, d’autant
plus que l’identification de la population avec ce qu’il représente et leur
détermination à se débarrasser de la peur qui les ronge en sont renforcées.
Le
caractère anonyme et le concept de présence et d’absence qui aspirent vers le
général, voire l’universel, se limitent surtout aux personnages victimes que
sont Rac, Flo, Yamaha, la population de la ville d’Alger, ainsi que le réseau
qui s’est organisé pour former un corps d’autodéfense contre les intégristes et
à qui Rac appartient. Le personnage figurant comme le « contact
constantinois » de ce réseau incarne l’anonymat total et ne porte même pas
« d’ombre » quand il se déplace dans les rues de la ville.
Contrairement
aux victimes dont l’anonymat suggère le grand nombre, les personnages négatifs,
surtout ceux qui, hypocrites et insensibles au malheur de la population, cherchent
à être dans les bonnes grâces des intégristes, sont présentés comme des
individus avec des prénoms et des caractéristiques bien spécifiques pour chacun
d’entre eux. Individualiser les protagonistes négatifs suppose leur petit
nombre. Ils sont donc présentés comme une minorité séparée du grand public et,
surtout, ne représentent qu’eux-mêmes, chacun ayant son identité propre. C’est
le cas du cousin et de l’oncle de Rac dont le rôle ne dépasse jamais leur
personne. Ces derniers sont ainsi représentés comme des individus avec des
prénoms qui sont respectivement : Kamel et Hocine. Si l’oncle Hocine est
« d’une méchanceté légendaire » (p. 50), le cousin Kamel, lui, est
d’une méchanceté aussi ignoble.
Dans
le contexte du roman, l’anonymat étend non seulement l’expérience des
personnages à toute la population mais crée aussi une atmosphère de solidarité
entre tous les membres de la société algérienne. La représentation de la liesse
populaire, dirigée par Yamaha et partagée par Rac et Flo, qui englobe toute la ville,
constitue un élément fondamental de la solidarité communautaire indéniable. Il
en va de même de l’expérience de Yamaha dirigeant la foule en liesse et celle
de son exécution et de son enterrement, qui constitue d’ailleurs l’axe
principal autour duquel s’articule le récit.
Mise
en relief et appuyée par l’anonymat de ceux qui la matérialisent, la solidarité
communautaire locale acquiert également un caractère universel. Le caractère
universel de Yamaha est visiblement mis en relief par son apparence que l’auteur
insiste à dépeindre comme ayant les traits de plusieurs races, en même
temps : «... Yamaha, la mascotte au visage impassible avec des airs de
Judéo-Arabe et quelque chose de nippon et d’aztèque, en même temps » (p.
136). La recherche de l’universel ne se manifeste pas seulement dans l’aspect
multinational de Yamaha, mais aussi dans le choix des autres personnages. Rac
étant algérien, Flo française et le surnom Yamaha visiblement japonais,
l’Afrique, l’Europe et l’Asie sont symboliquement présentes dans le discours de
Boudjedra. D’ailleurs, n’a-t-il pas essayé lui-même, à la fin de la dernière
lettre algérienne, de sensibiliser la communauté internationale, l’Occident en
particulier, en leur rappelant que le cas de l’Algérie n’est pas seulement local
mais concerne le monde entier, puisque l’intégrisme quel qu’il soit, chrétien,
musulman, hindous, ou autre, se comporte de la même manière et n’a recours qu’à
la violence d’ailleurs dirigée contre les cibles faciles, la population
innocente et désarmée :
Aujourd’hui, alors que la terreur fanatique submerge le monde d’Alger à Tokyo et de New-York à Paris, je voudrais dire à mes amis occidentaux que nous sommes tous embarqués dans la même galère et qu’il est temps pour nous d’arrêter cette régression du monde et son désastre (p. 123).
Pour
atteindre la conscience de son peuple et de celle de la communauté
internationale, Boudjedra a recours à une forme romanesque qui mêle la réalité
à la fiction. Le réel est teinté par l’imaginaire et l’imaginaire débouche
toujours vers le réel et favorise l’élaboration du procédé de l’anonymat qui
englobe les deux aspects et permet de généraliser le drame algérien et de lui
donner une dimension universelle. Tant que le réel et le fictif émanent du même
fondement autobiographique de l’Algérie, tous deux aspirent à transmettre la
même vérité. Qu’importe donc le genre lorsqu’il s’agit, dans tous les cas, de
dénoncer la même lâcheté incessamment perpétuée par les intégristes, qui est la
violence contre des innocents sans armes. Ce n’est plus seulement l’artiste qui
parle ici mais aussi l’être humain et la victime en puissance.
Ali Yedes.