Fawzi Boubia. Heidelberg – Marrakesch, einfach.  
Mainz : Donata Kinzelbach, 1996

Depuis quelques années on note l'apparition croissante d'une littérature europhone produite par des auteurs marocains. Cette littérature a la particularité de ne pas être l'héritage évident de la présence coloniale comme ce fut le cas pour la littérature francophone parue au milieu des années 50. Elle échappe globalement aux modéles, thémes ou formes coloniaux, tant d'un point de vue historique que socio-culturel, car elle émane d'universitaires et d'intellectuels ayant vécu "volontairement" en Europe ou en général en Occident. Parmi ces "exilé(s) culturel(s)", qui ont fait leur apparition dans la scène de l'écriture d'une façon audacieuse et plutôt originale, on peut citer à titre d'exemple : Mohammed Mhaïmeh. Wenn Dortmund an Casablanca grenzen würde. Herdecke : Scheffler – Verlag, 1992. [Si Dortmund se trouvait à la limite de Casablanca] Fawzi Boubia. Heidelberg – Marrakesch, einfach. Mainz : Donata Kinzelbach Verlag, 1996. [Heidelberg – Marrakech simplement] en allemand, et en néérlandais Hafid Bouazza. De voeten von Abdullah. Amsterdam : Arena, 1996. [Les pieds de Abdullah].

Fawzi Boubia, un des écrivains marocains, qui se livre à une langue étrangère autre que le Français pour annoncer sa vocation littéraire, fait partie de ces "voyageurs entre deux cultures", qui par leur naissance, leur histoire et leur culture originelle sont tournés vers le pays d'origine. Ils sont résolument cosmopolites dans leur inspiration et leur poétique, et surtout étant à la charnière de deux civilisations, veulent bénéficier de l'une sans renier l'autre. L'existence d'une littérature marocaine de langue allemande démarre en 1992 avec l'histoire de Mohammed Mhaïmeh Wenn Dortmund an Casablanca grenzen würde (Herdecke : Scheffler Verlag), classée occasionnellement parmi la Gastarbeiter-Literatur, du fait que l'auteur vit depuis 1987 en Allemagne. Encouragée par quelques rares petites maisons d'édition allemandes à tendance multiculturelle, la littérature marocaine de langue allemande se situe en marge des découvertes littéraires chez le lectorat germanophone, même si ce dernier s'intéresse depuis la dérnière décénnie -surtout après l'attribution du préstigieux prix littéraire français le Goncourt à Ben Jelloun en 1987- à la littérature marocaine traduite en langue allemande. Heidelberg – Marrakesch, simplement. est le récit d'un jeune marocain, qui se voit épris de la langue et de la culture allemandes. C'est aussi un roman autobiograpbique, où l'auteur nous livre son enfance joyeuse et gaie auprés d'un père tolérant et ouvert à la modernité et d'une mère docile et douce. Fawzi Boubia nous emporte dans ce premier livre à travers les remparts d'une langue tellement étrangère, tellement lointaine et si fascinante pour laquelle il voue un "amour fou" (79). Son premier contact avec cette langue s'effectue à travers la version billingue Allemand-Arabe de Par delà le bien et le mal de Nietzsche, que le père a du lui offrir. Ce père érudit de l'Université el-Quarauiyne de Fès, était fasciné par l'Occident et voulait que ses enfants l'aident à mieux comprendre sa culture :

Mon père était ouvert à toute innovation technique ou intellectuelle [...] Je le connais seulement comme personne lisante, comme homo libricus [...] Parmi ses amis et ses connaissances, on comptait non seulement les musulmans, mais aussi les juifs et les chrétiens. Tous respectent son érudition. Mon père n'avait appris que le français et celà loin du niveau souhaité. D'autant plus il était important pour lui que ses enfants apprennent tant que possible plusieurs langues étrangères. Ses sept enfants doivent étudier sept langues universelles. Chacun selon le cas, une langue. Mon sort est tombé sur l'Allemand.

C'est ainsi que l'auteur choisit une des langues universelles, que le père voulait apprendre à ses sept enfants : la langue allemande. Au lycée français, il n'a pas choisi cette 'franca lingua' c. a. d. l'anglais, que tous les autres marocains ont préfèré à l'allemand. Il a du subir une humiliation inoubliable faute de son inattention et de son inéfficacité et surtout une réprimande qui lui raviva l'effroyable souvenir de la 'Falaka' de l'école coranique. Mais obstiné "comme un Saharaui", il s'acharne à se venger de cette langue, qui lui a causé tant de malheur, à la maîtriser et à "l'abattre dans son cachot privé à lui".

Avec quelles humiliations, décéptions, abaissements, dénuements me fut – elle (la langue allemande) associée. Par sa faute j'étais contraint de m'enfermer. Je devais étudier et abattre mon Allemand dans mon cachot privé, comme mon père a pu apprendre son Français en prison.

Sa récompence fut fortuite, lorsqu'il obtint le premier prix du Concourt général des lycées français, depuis il affirme sa reconnaissance envers la langue allemande, à qui il doit sa "Renaissance".

Elle a eveillé en moi l'envie de vivre de nouveau, ce dont je lui reste très reconnaissant. A cette haine immensurable suit un amour sans limites.

Le narrateur est partagé dans son récit entre fascination et rejet, adoption et crainte. Il est ravi d'acquérir la nationalité allemande, de devenir "Deuscher Bürger" et de ne plus être une ombre en marge de cette société, qui l'a accueillie depuis une trentaine d'années. Selon lui son aspiration d'acquérir cette affiliation, n'est autre qu'un essai de rapprochement de ces esprits illuminés/éclairés comme Goethe, Schiller, Beethoven ou Heine. Acquérir la nationalité allemande est néanmoins un choix voulu et non imposé : Boubia avoue lorsqu'il s'imagine poursuivi par ses campatriotes et surtout par ses aïeuls bérbéres, lui reprochant son attitude ingrate envers sa patrie et sa religion, que ce n'est que par opportunisme.

J'ai choisi la nationalité allemande pour des raisons opportunistes, pour avoir un certain droit permanent de séjour. Je voulais devenir Allemand, me suis- je toujours dit, mais pas un teuton. .

Cependant il se rend vite compte que sa socialisation parmi les Allemands ne demeurre pas moins sur un document, mais doit se concrétiser en s'actualisant le contexte social pour apprivoiser l'avenir (Ich wollte die Zukunft der sozialen Kontext vergengenwärtigen). Hélàs l'actualité en Allemagne depuis 1991 ne joue pas en faveur des étrangers. Il apprend en effet ce même mardi, où il est invité à signer son accord pour la nationalité, l'acte incendiaire d'un groupe de racistes dans un foyer d'étrangers à Solingen. Sa décéption mais aussi sa frayeur le poussent à douter, à se mélanger aux touristes pour fondre son étrangeté, à flaner et à trainer dans les rues de la ville pour réfléchir encore et encore... Ses reflexions et ses pensées jonglent entre enfance et adolescence paisible dans le Haut Atlas ou à Marrakech et la jeunesse de l'aventure, de la découverte et du savoir en Europe et particulièrement à Heidelberg.

Dans ce récit, Boubia a réussi à inclure tous ce qui spécifie la civilisation germanophone ou du moins la culture allemande. Il est épris par le pluralisme linguistique, qui a fasciné Goethe et l'a inspiré pour son "diwan", se félicite d'avoir découvert le mystère de ce fameux Al-Kanti, dont son père lui a parlé quelques années auparavant, qui n'est autre qu' Elias Canetti. Cet espagnole, dont les ancêtres ont été pourchassés de l'Andalousie pendant la reconquista et qui ont été obligés de trouver une nouvelle patrie en Europe de l'Est et en terre d'Islam, vient visiter Marrakesch au Mellah pour rechercher leur trace mais aussi pour retrouver son identité. Boubia se remémore/visualise aussi des conférences que donnait régulièrement Hegel à Heidelberg, juge de particulièrement mauvais la façon comment il se préparait à justifier philosophiquement l'infériorité et la servilité (humilité) de la race indienne, il note aussi que ce même Hegel était encore moins amusant, lorsqu'il divisait les races humaines et prônait une hierarchie mentale et physique, dans laquelle la race germanique occupait la pointe de la pyramide. Indigné de toute ces tromperies, il aimerait dénoncer cette discrimination raciale 'à caractère philosophique' et se demande naïvement où sont passés Herder, Humboldt, Goethe ou Hölderlin. D'ailleurs dans la poésie de ce dernier, Boubia reconnait sa "demeure poétique" et c'est grâce à lui, qu'il a pu échapper à cette philosophie ou cette sagesse de l'horreur d'un certain Rosenberg, Heidegger et bien d'autres...Tiraillé par tout ce qui se déroule devant lui, le narrateur se pose des questions sur son existence, son identité et son Devenir. Il voit les idéaux de la multiculturalité, du rapprochement temporel, mais aussi conceptuel des trois religions du livre, son affirmation de la nationalité allemande s'évaporer sous la pression des attentats racistes pour donner lieu à un cauchemar. Il emméne le lecteur à travers les rues, les promenades, les parcs et les monuments de la ville allemande, tout en relatant avec une douce nostalgie ses souvenirs, ses amours, ses remords et ses reflexions. Fawzi Boubia réussit avec souplesse à mélanger les aires culturelles, les espaces temporels du passé et du présent, en prônant une certaine ouverture culturelle entre Occident et Orient, entre Marrakech et Heidelberg. Il s'explique et explique à son lecteur que cette culture allemande porte en elle les vestiges d'un grand humanisme, d'un romantisme et d'un savoir inégalables, mais aussi le fantôme préxistant d'une impitoyable rigidité. Il décide à la fin de son récit de revenir au Maroc et reste cependant convaincu que dans son pays aussi "existe un jardin, qui doit être cultivé".

Salwa Idrissi-Moujib