Un homme sort de la prison de Maubeuge, on apprendra qu’il s’appelle Zoheir. Il déambule au hasard des rues. Sur sa route, il rencontre différents personnages avec lesquels il aura une relation plus ou moins rapprochée, avec lesquels il tentera d’engager une forme de dialogue. Parmi ces personnages, Anne qui lui propose de passer Noël en famille. Zoheir prend le train pour Paris, navigue dans la ville, revoit Georges, revient à Maubeuge passer le réveillon dans la famille de Anne. Laure, la mère de cette dernière, lui demande de disparaître et le conduit à la gare. De retour sur Paris, il retrouve des amis. Dans le métro, il est une victime parmi d’autres d’un attentat à la bombe. A l’hôpital, il revoit Lily, personnage de son passé qui lui apprend son mariage. A sa sortie, Zoheir se rend chez Georges et Danièle. Il reste seul auprès de Danièle dont on ne sait pas grand chose si ce n’est qu’elle est séropositive et mentalement déconnectée du monde. Il lui donnera tout à la fois le plaisir et la mort.
Le
livre de Karim Sarroub est mis en exergue à l’occasion de l’opération de
sensibilisation organisée en faveur de l’Algérie, certes, mais ne nous y
trompons pas, A l’ombre de soi n’est absolument pas un livre sur l’Algérie et
surtout pas sur son actualité tragique. Le rapport que le livre entretient avec
ce pays est extrêmement limité. Son auteur y est né, y a grandi mais ne se
réfère dans ces lignes à aucune « matière algérienne ». L’attente du
lecteur qui aborde un écrivain algérien est souvent guidée par l’idée de voir
l’auteur parler du pays d’où il vient, cette attente n’est donc pas comblée
ici. La présence de Karim Sarroub au sein de cette manifestation
« Algérie, j’écris ton nom » comme représentant de la culture
algérienne pourrait donc paraître inopportune.
Le roman ne présente quasiment aucun
marquage culturel. Les seules évocations d’un lien à la ‘maghrébinité’ passent
par la dédicace « Au peuple algérien » (même si ce n’est pas
rien !), par le choix des prénoms, notamment celui du héros, Zoheir, par
les termes utilisés pour condamner les attentats dans le métro parisien dont le
personnage est victime : « Pour la première fois de ma vie, j’ai
senti avec violence que je haïssais ma religion et, avec elle, la race de ma
race », (p. 145). Mais la tendance n’est pas plus de se placer côté
français : « Les Français sont cons : ils attendent toujours que
ça leur pète à la gueule pour réagir » paroles de l’ami de Zoheir, Feras,
(p. 158). Le personnage ne semble pas être plus proche des jeunes de la cité,
représentants d’une origine maghrébine en France, dont il ne comprend pas le
langage. La guerre civile en Algérie est évoquée, mais de loin, par
l’intermédiaire d’un inconnu dans un train qui lit le journal où l’on parle des
événements : « (l’homme) de droite, qui était beaucoup plus jeune et
beaucoup plus laid, tenait un journal ouvert entre ses mains. Il y était
question de la guerre civile en Algérie. Lorsqu’il s’est aperçu que je lisais
son journal à l’envers, il l’a plié. J’ai alors détourné les yeux vers la
fenêtre », (p. 53). Plus loin, après l’électrochoc provoqué par l’attentat
subi dans le métro, un paragraphe est consacré à évoquer l’ignorance des
poseurs de bombe, Zoheir déclare à son voisin de chambre : « Holà…
fils d’Abraham… Nous sommes vivants… C’est ça les hommes, et il ne faut pas
trop leur en vouloir. Tu crois que c’est de l’ignorance ? Il y en a qui ne
savent même pas qu’ils sont ignorants. Alors, tu comprends, quand on arrive à
ce point-là, faut pas trop chercher à comprendre parce que c’est affreux. Oui,
mon vieux. C’est fragile un cerveau, ça se manipule comme un rien… » (p.
154).
Mais
ce livre n’a pas la volonté d’afficher une réelle appartenance, il s’évertue
plutôt à se placer dans une certaine universalité. Ainsi, quand Anne le
questionne sur l’origine de son prénom : « Zoheir… Ca vient
d’où ? », le personnage répond : « De partout » (p.
49). De la même façon, à la question « C’était comment la
prison ? » (p. 106), Zoheir répond « Je ne sais pas. C’était
comme partout, comme nulle part ». Il semble également dégagé de tout ce
qui pourrait constituer les habitudes musulmanes traditionnelles. Ainsi à la
question d’Anne « Tu n’as rien contre le porc ? Zoheir
réplique : « Rien. S’il n’a rien contre moi, je n’ai rien contre
lui » (p. 98). Par ailleurs, l’homme aime le vin, les églises (p. 172),
s’adonne même aux rites chrétiens : « je suis allé au confessionnal.
J’ai mis une pièce dans le tronc et j’ai pris un cierge » (p. 173). Le
personnage baigne ou plutôt flotte dans une actualité mais dans une actualité
dans laquelle il lui est impossible de s’inscrire véritablement et son passé
algérien n’est abordé qu’au travers d’un rêve. L’auteur s’en explique en ces
termes : « c’est vrai que je ne l’aborde que dans un rêve car je n’ai
pas osé l’aborder, je ne sais pas pourquoi, mais je vis ce qui se passe
quotidiennement… peut-être que j’attendais d’y voir plus clair, tout ce que je
pouvais faire c’est d’évoquer mon enfance, dire surtout que j’ai laissé là-bas
des gens de qualité… ».
Ainsi,
si l’on veut parler de ce livre par rapport à une évocation algérienne, c’est
l’extrême pudeur du propos qu’il convient de mettre en avant.
L’attente
du public à la lecture d’un premier roman est bien souvent de voir s’inscrire
le dévoilement d’une vie, d’une personnalité qui s’exprime et s’expose, bref,
une part d’autobiographie. Dans le cas présent, cette attente-là n’est pas
comblée non plus. En effet, le lecteur assiste au refus de l’auteur de
caractériser le personnage de Zoheir : il ne livre aucune explication sur
ses liens de parenté avec les êtres rencontrés par le personnage dont nous
savons simplement qu’ils sont de la famille, quasiment rien sur les amis, bref
rien de ce qui constitue la répartition des personnages d’une histoire
habituellement. C’est un être à la personnalité non extériorisée, à l’identité
non affichée auquel nous nous frottons. Le héros apparaît comme
incompréhensible à lui-même. Le lecteur a l’impression d’avoir affaire à un
homme dans l’impossibilité de transposer dans les concepts du langage usuel les
données de son coenesthésie. Il est en effet impossible de comprendre
l’expérience vécue par le héros à partir de son récit, c’est plutôt un
non-récit qui nous est livré ici, car ce que l’homme exprime dans les concepts
usuels, ce n’est pas directement son expérience des faits mais l’interprétation
d’une expérience pour laquelle il se trouve dépourvu de concepts adéquats.
Rappelons que nous sommes en présence d’un homme qui sort de prison. Cette
perte d’identité semble être due à ce séjour au sein de l’univers carcéral,
mais il n’existe pas d’évocation d’une identité avant incarcération non plus.
L’être
est désintellectualisé et semble s’observer en s’arrêtant devant les automates
des grands boulevards parisiens, automates pour lesquels il a une attirance
particulière : “Je suis resté longtemps à regarder les marionnettes. Je ne
pourrais pas dire exactement ce qui m’attirait en elles. Je les ai regardées un
bon moment. Inlassablement, elles répétaient les mêmes gestes, les mêmes
mouvements longs et réguliers… Ces marionnettes étaient étranges. Leurs gestes
déterminés et prolongés rendaient leur existence possible, puis probable, puis
indubitable. C’était assez surprenant parce que, plus je les observais, plus
elles me paraissaient vivantes” (pp. 69-70). C’est l’inadéquation entre une
intériorité pensante et un corps qui évolue dans la réalité, une inadéquation
entre le moi intérieur et l’image sociale qu’il doit assurer qui se dévoile ici
et toute une série de couples binaires viennent illustrer et alimenter cette
idée à plusieurs reprises. L’être et son reflet : “ Je me voyais tout
entier dans l’immense glace qui couvrait le mur. J’étais embarrassé parce que,
en même temps, comment dire, j’avais l’impression d’être observé” (p. 57). Le
mot “dédoublement” est employé à la page 112 et apparaît comme un mot-clé du
roman. Zoheir vit à proprement parler à l’ombre de lui-même et c’est toute une
opposition entre l’ombre et la lumière qui se développe au cours du texte,
comme l’opposition entre le bruit et le silence. L’ombre et le silence sont les
repères du personnage tout comme ce sont aussi les coordonnées du réel
pénitencier qu’il n’aurait pas encore véritablement quitté, c’est un destin qui
se fait dans le noir (“La ville s’était éclairée d’un soleil tout noir”, p.
173) alors que les autres progressent dans la lumière et le bruit : “
Quand elle avait commencé à parler, tout à l’heure, sous cette pluie de
lumières et de couleurs, j’avais senti mon corps se pétrifier jusqu’à me faire
mal […] son timbre s’imposait à moi, me pénétrait et faisait vibrer mon corps
comme une maladie” (p. 95). De la même façon, l’être humain apparaît comme une
entité à double face. En effet, le rapprochement effectué entre le grand-père
bienveillant d’Anne et le prêcheur qui pousse à la xénophobie, souligne bien ce
double visage de l’homme potentiellement bon et mauvais à la fois. Les
différentes dualités rencontrées viennent illustrer la dualité plus importante
à savoir, l’intériorité et l’extériorité de l’être. Et ce passage de
l’intérieur vers l’extérieur est assuré par la voix, par la mise en mots, qui
pose tant de problèmes au personnage, comme nous aurons l’occasion de
l’observer un peu plus loin.
Le
décalage entre cette conscience et la réalité d’accueil dans laquelle elle
progresse, s’exprime également dans le rapport au temps. Le personnage fait un
décodage du temps qui passe qui n’appartient qu’à lui. Le déchiffrage du temps
revient régulièrement. Dès la première page, il est possible de lire ce
décalage : “c’était la fin d’une journée agitée, d’une saison froide,
d’une année comme les autres. La pendule, devant moi, indiquait non loin de
neuf heures et demie du matin…”, ou encore (p. 72) “Il semblait que l’heure avançait
à rebours”, “J’ai encore consulté ma montre” (pp. 94-95). Le temps revient de
façon obsessionnelle tout au long du roman, “Voilà le temps : vide et il
ne contient rien… C’est admirable, les hommes. Ils n’ont jamais penser à le
peser, ce temps…” (pp. 180-181).
A
un moment donné du roman, à la page 83 très exactement, Zoheir entre dans une
librairie et lit sur la quatrième de couverture d’un livre : “Suite à un
choc affectif atroce, un homme se retrouve en marge de sa vie”. Cette
expression, cette mise en abyme, pourrait parfaitement suffire à caractériser
l’histoire ici déployée : un homme vit en marge de sa vie, la conscience
en différé.
Nous
avons donc affaire au premier roman d’un franco-algérien qui n’est pas autobiographique
dans le sens où il n’expose pas véritablement son auteur (même si Karim Sarroub
nous dira que tous les lieux et personnages appartiennent bien à son vécu) et
roman qui ne parle pas de l’Algérie, ou quasiment pas. Ce qu’exprime ce premier
roman, c’est justement l’impossibilité d’exprimer. Le livre, dédié notamment
« aux mots », est centré sur une problématique du langage et de la
mise en mots. Relevons l’ambiguïté de la phrase en exergue du livre :
« Tout message n’est pas nécessairement destiné à celui à qui on
l’adresse », propos du psychanalyste Gérard Miller, cette phrase met
d’emblée le livre sous le signe du brouillage du code langagier, de la
difficulté à communiquer. Tout au long du roman, l’ancrage du personnage dans
la réalité qui l’accueille, qui doit se faire par les mots mais qui n’arrive
pas à se faire, le personnage se trouve dans l’impossibilité de jeter un filet
sur cette réalité et à transposer sa perception en mots. L’extériorisation ne
se fait qu’avec parcimonie, la sensibilité accrue des choses n’est que
difficilement rendue. Le personnage est confronté au code social, le monde qui
se présente à lui reste à décoder. Le social passe par le langage selon l’idée
que l’être social est un être de langage. La politesse, langage social par
excellence, est évoquée à plusieurs reprises.
Il
est intéressant de noter que très souvent les personnages sont présentés dans
leur progression par rapport à la parole : « Aussitôt après, comme si
mes propos n’intéressaient plus personne, Laure et Patrice se sont mis à
bavarder. Ca devait être la suite d’une conversation inachevée. C’est pourquoi
Laure commençait chacune de ses phrases par un : ‘Mais alors’, ou :
‘Et donc…’ C’était surtout elle qui parlait. Malgré l’immobilité et l’inexpression
de ses traits, elle s’exprimait bien, en prenant soin d’articuler chaque mot,
sans même remuer les lèvres ou très légèrement. A ma droite, la grand-mère a
fini par l’écouter sans mot dire. Elle buvait chacune de ses paroles… »
(p. 94) ou encore le texte s’arrête sur les propos d’un chauffeur de taxi qui
discoure longuement sur la société (pp. 165-166) : « Il m’a semblé
que le chauffeur me parlait depuis un bon moment de ses problèmes familiaux,
des grèves et de la politique. Il me disait que c’était regrettable ‘tout ça’,
mais le peuple n’allait pas se laisser faire ‘comme ça’. Plusieurs fois, je
l’ai entendu prononcer les mots : ‘projet de réforme’, ‘étudiants ‘,
‘terrorisme’, ‘immigration’ […] C’était compliqué et moi je n’en pouvais plus
de l’entendre […] J’avais envie de lui dire qu’au fond tout cela n’était pas
bien grave. Mais… pourquoi, pourquoi parler ? ». L’épisode de la
librairie, de la confrontation du personnage au livre au chapitre IV est très
révélateur. L’homme va être comme cerné par les livres. Il rencontre tout
d’abord un couple avec lequel la communication s’avère une fois de plus
difficile : « Sur le moment j’étais surpris, moi qui croyais que je
m’étais fait comprendre… » (p. 78). Puis, en suivant les indications du
couple, il pénètre dans une librairie : « Quand je suis entré, tout
mon être s’est tendu. Comme j’avais mal ! On aurait dit que je pénétrais
dans un lieu saint. Ou qu’un lieu maudit pénétrait en moi ». (p. 80). Le
personnage évoque un peu plus loin son « ignorance du langage et du
monde » (p. 82). Chaque livre qu’il va tenir entre ses mains renvoie plus
ou moins directement à sa propre histoire : « un homme se retrouve en
marge de sa vie », « l’action se passe dans une cellule d’un centre
pénitentiaire dans l’Ouest de la France… », ou encore « c’est
l’histoire de ce pauvre iconoclaste qui ne parvenait pas à se débarrasser de
son passé ». Le langage écrit a un statut particulier, il apparaît
potentiellement, virtuellement signifiant : « Dieu tout-puissant… ce
qu’on peut penser, écrire surtout, ECRIRE comme conneries durant sa vie… Non,
ce n’est pas des conneries. Alors, alors il faudrait trouver peut-être autre
chose encore, inventer plus que des mots, plus que des images. » (pp.
178-179).
Le
langage est quant à lui inadéquat comme si le signifiant ne pouvait jamais être
suffisamment signifiant pour rendre compte du signifié auquel il serait
impossible d’avoir accès : à la fin, il dira d’ailleurs « je suis
persuadé qu’il y a des choses que je ne pourrais jamais expliquer, même avec
des mots » (p. 177). Notons que la nécessité de reconstruire l’identité
par le discours, de se dévoiler par le biais du récit se fait ressentir même si
elle n’aboutit jamais véritablement : « il y avait des années qu’on
ne m’avait pas posé de question sur moi, et encore moins sur ma famille. Je
m’étais pour ainsi dire oublié et, avec moi, tous ceux que je connaissais. Et
voilà qu’on venait me rappeler des choses et des personnes qui, depuis fort
longtemps, n’avaient pas effleuré une seule fois ma pensée. En vérité, ces
questions-là ne m’ennuyaient pas du tout […] J’ai pris mon passé à deux mains
et, sans entrer dans les détails, je lui ai fait savoir que je n’avais plus de
famille […] Mais je n’ai rien voulu dire au sujet de Danièle. Naturellement
elle n’aurait pas compris sa maladie. D’ailleurs, moi-même je n’aurais pas su
la lui expliquer » (p. 93). Une dernière remarque sera avancée ici
concernant le centrage du roman sur le rapport problématique au langage. Il est
intéressant de constater que le dialogue, cette confrontation directe de deux
paroles, est très rare. L'opposition entre la parole de Zoheir et celle des
autres protagonistes est mise en valeur par l’utilisation fréquente de
l’opposition entre le style direct (généralement pour les questions posées à
Zoheir) et le style indirect (pour ses réponses). L’étude de l’énonciation
semble tout à fait éclairante en ce qui concerne la dynamique langagière. Si
l’on considère la langue comme moyen d’agir sur autrui, l’échange correspond à
un rapport de force, inégal dans le cas présent. En effet, la mise en
subordination de la parole de Zoheir implique une certaine mise à
distance : « Il m’a dit ‘Ca va ?’ Immédiatement, j’ai répondu
que non : c’était instinctif » (p. 29) ou « ‘Un cadeau !
C’est vrai ? Oh ! Mais il ne fallait pas ! Maman, Zoheir m’a
fait un cadeau…’ (Anne). Je lui ai dit qu’il était dans mon blouson » (p.
100). La parole de Zoheir au cours des dialogues est minimale. Elle est
fréquemment réduite à des réponses monosyllabiques. Les tentatives de dialogues
sont le plus souvent avortées.
*
Ainsi,
c’est probablement dans le fait que les attentes du lecteur ne sont pas
comblées que réside l’un des intérêts de ce livre, surprenant. Et puis,
exprimer l’impossibilité du langage durant près de deux cents pages est une
belle démonstration d’écriture. Le roman s’arrête sur une chute comme il aurait
pu se terminer autrement, la fin n’a en fait pas beaucoup d’importance. Karim
Sarroub nous expliquera d’ailleurs qu’à l’origine, le livre était beaucoup plus
long et que c’est sur les conseils de son éditeur qu’il s’est résolu à couper à
cet endroit. Le rapport au langage tel qu’il s’exprime ici, avec force, laisse
présager qu’il constituera très certainement un thème porteur des œuvres
ultérieures.
Valérie Benard, Villetaneuse, mai 1999.